Années 1990 - A sa demande, je reçois l’ambassadeur du Belarus à Genève. Il arrive visiblement tétanisé à l’idée d’effectuer une démarche sur les instructions de son Président Aleksandr Lukashenko !
De fait, Lukashenko m’invite à lui rendre visite à Minsk pour « parler de coopération » entre son pays et le Forum. L’expérience vaut d’être vécue : le Belarus est la dernière dictature d’Europe et je n’ai jamais compris, à l'époque, que le Kremlin, pourtant en quête de respectabilité internationale, développe des relations étroites avec ce pays, allant jusqu’à envisager l’union entre les deux nations ! Je décide d’y aller pour m’informer car depuis plusieurs mois je suis déstabilisé par l’empressement du Kremlin à jouer le jeu – apparent - de la réunification entre la Russie et le Belarus.
Par une froide journée d’automne je prends l’avion pour Minsk via Frankfurt. Lors de l’approche aérienne, je mesure la dimension quasi-désertique ce pays et son extrême pauvreté. La Bérésina y a décidément toute sa place ! Un mauvais bus m’amène à un immense aéroport glacial dont l’entretien a été interrompu depuis dix ans au moins. Le hall du bâtiment est sombre, pratiquement vide, éclairé par les seuls néons d’un duty free shop inhospitalier. Il résonne comme une cathédrale. Trois personnes - dont l’ambassadeur - m’attendent, vêtus de longs manteaux gris.
On se dirige vers la seule voiture stationnant devant le bâtiment avec une escorte de police. Elle m'attend portes ouvertes. Au moment où je vais m’asseoir, un personnage ventripotent s’approche, me bouscule et prend ma place. S’en suivent de longues palabres en russe et des cris agressifs. C’est un ministre de retour au pays qui prétend avoir priorité pour utiliser le véhicule. Ce n’est qu’après une vingtaine de minutes qu’il accepte enfin de me laisser la place en me jetant un regard assassin. Nous partons donc, l’ambassadeur à mes côtés. Le chauffeur roule à très vive allure derrière une voiture de police. Dans les virages, il débraie systématiquement et le fait d’être en roues libres provoque de dangereux tangages. Cela me donne la nausée. Faisant alors remarquer avec humour qu’il serait bon que ce chauffeur fasse un stage de conduite, l’ambassadeur m’intime l’ordre de me taire, me précisant à voix basse que le conducteur est le meilleur chauffeur du pays… puisqu’il est celui du Président !
On me transporte à mon hôtel, où je prends possession d’une « suite », dans un état délabré. Je me vois signifier que le programme officiel prévoit que je dois « me reposer» jusqu’au lendemain. De la fenêtre, le spectacle est d’une tristesse infinie. Aucune voiture dans les rues. Des personnages de Folon marchent mécaniquement sur les trottoirs. Essentiellement des hommes.
N’ayant rien à faire et ne pouvant même pas téléphoner, je décide de me livrer à la seule activité offerte : prendre un sauna. Je me rends au sous-sol de l’hôtel où l’on me donne accès à une salle pouvant accueillir au moins cinquante personnes. Je m’installe pour une dizaine de minutes sur les rangées inférieures. Le temps venu, je décide de sortir. A ma grande surprise, la porte est fermée à clé. Je regarde par le hublot et ne vois personne dans la pièce attenante. Je tape à la porte pour alerter le gardien que j'imagine assis à quelques mètres. Rien. Je me résigne finalement à attendre dans la partie la moins chaude. Au bout d’une longue demi-heure, j'entends marcher : le gardien vient nonchalamment débloquer la porte pour me permettre enfin de sortir. Il m’explique qu’étant allé déjeuner il a préféré fermer la porte à clé pour que je ne puisse partir sans avoir signé le bon permettant à l’hôtel de me facturer le sauna !
A l’heure du dîner, je suis appelé dans ma chambre par un jeune Belarusse qui m'indique avoir été désigné pour être mon interprète. Il parle parfaitement le français et m’indique qu’il a pour mission de m’escorter durant mon séjour. Nous passons à table dans une petite salle privée. Le dîner est typiquement « est-européen » : charcuteries, soupe au lard et aux choux, poisson pané, pommes de terre, viande en sauce, fromages à pâte dure, dessert rose gélatineux, vins lourds et vodka en abondance. Le tout servi abondamment et sans arrêt dans la même assiette par un maître d’hôtel qui ne cesse d’aller et venir. Le grand luxe pour Minsk mais aussi la désolation quand on sait que la plus grande partie de la population manque du strict nécessaire.
Le jeune interprète ne parle plus. Il dévore. Le questionnant sur un tel appétit, il me répond que sa spécialité étant le français et les visiteurs de cette langue étant rares, il ne lui arrive guère de profiter de tels dîners. Il regrette d’ailleurs de ne pas avoir choisi l’anglais. Ses collègues anglophones, eux, mangent fréquemment dans cet hôtel avec des hôtes du Gouvernement car les visiteurs anglophones sont nombreux à se rendre au Belarus. Ces collègues, m'indique-t-il, peuvent prendre un peu de poids, ce qui, au Bélarus, a une très forte connotation sociale…
Le lendemain matin, un cortège d’une dizaine (!) de voitures vient me chercher, dirigé par le Chef du Protocole présidentiel, accompagné d’assistants et de gardes du corps. On traverse la ville à grande vitesse, toutes sirènes hurlantes. Cet équipage n'a aucun sens puisqu’il n’y a personne dans les rues ! On me conduit à un énorme bâtiment d’une dizaine d’étages. C’est le siège de l’administration présidentielle et l’ancien quartier général du KGB. Je suis introduit, au cinquième étage, au bout d’un couloir interminable, dans une salle décorée de toiles agressives reproduisant d’adorables biches se désaltérant à l’eau d’un torrent bucolique et comprenant une vingtaine de fauteuils. Une quinzaine sont déjà occupés par des ministres. Chacun d’entre eux dispose d’un énorme bloc de papier et d’un stylo Bic. On parle à voix basse comme à l'église.
On nous fait soudainement lever et mettre en rang : le seigneur des lieux fait son entrée, souriant et broyant les mains avec une énergie rare. Lukashenko est en effet un colosse de grande taille. Il s’assoit à mes côtés. Les ministres, totalement silencieux, commencent instantanément à prendre fébrilement des notes, la tête penchée sur leur bloc. Je ne saurai jamais ce qu’ils peuvent écrire : nous n’avons pas encore commencé à discuter…
Une conversation surréaliste s’engage bientôt avec le Chef de l’Etat.
- « Gospodin Carteron, vous sentez-vous à l’aise ? »
- « Oui, Monsieur le Président »
Un moment de silence…
- « Avez-vous peur ? » me demande-t-il avec un regard féroce et un ton curieux
- « Non, Monsieur le Président »
- « Et bien vous voyez, tout le monde me prend pour un dictateur ! » Il prend les Ministres à témoin qui sourient alors de toutes leurs couronnes en or.
Nous passons trois heures à parler de l'union Russie-Belarus. Je comprends alors que l'espoir secret de Lukashenko est de réunifier son pays avec la Russie, de bénéficier de son projet de constitution et de ravir le Kremlin aux yeux de la communauté internationale… une folie délirante, digne du personnage !
Un an passe. Le même ambassadeur du Belarus réapparaît, sans rendez-vous cette fois. Toujours aussi terrifié. Il m’apprend que Lukashenko est l’invité personnel du Président Samaranch au C.I.O. à Lausanne et qu’il y sera reçu en visite officielle un samedi de juin, alors que se déroulera le Forum de Crans Montana. Dans sa grande perspicacité, Lukashenko a donc imaginé de venir au Forum le vendredi, d’y passer la nuit après avoir pris la parole, et de quitter le Haut-Plateau le samedi matin pour se rendre à Lausanne. J’accepte le principe de cette visite tout en y mettant des conditions. Il est hors de question que ce Monsieur nous récupère. J'indique à mon interlocuteur qu’il ne s’agira pas d’un discours magistral de son Président mais d’un débat public organisé avec un journaliste de talent et un parlementaire suisse. Ces conditions sont acceptées.
Deuxième jour du Forum. La salle plénière accueille 700 personnes. Chacun veut voir et entendre celui qui a ouvert la chasse aux ambassadeurs occidentaux en prétendant leur imposer un changement de résidence pour agrandir son domaine présidentiel ! De hautes personnalités étrangères, notamment des Chefs d’Etat, veulent y assister sans être vues. On les installe dans les cabines des interprètes, pleines à craquer. Je précède Lukashenko dans la salle et nous nous asseyons à la tribune, aux côtés de Claude Frey, député suisse, ancien président du Conseil National, en charge du dossier d’admission du Belarus au Conseil de l’Europe. Le journaliste choisi d'un commun accord avec les Belarus est Christian Malar, Chef du service étranger de France 3. Professionnel brillant et respecté. Lukashenko refuse la traduction simultanée et exige que son interprète se tienne derrière lui et traduise en consécutif à son oreille. Vieille méthode stalinienne pour retarder les échanges et permettre la réflexion.
Christian Malar, d’ordinaire réservé et prudent, vole littéralement dans les plumes de Lukashenko, le traitant d’Ubu roi, l’accusant de faire circuler l’ambassadeur de France à vélo et comparant son régime à une dictature d’un autre âge ! En fait il ne dit que la stricte vérité… Derrière le Président, l’interprète ruisselle et fait craquer bruyamment ses jointures. Il a peur de traduire et se tient visiblement prêt à essuyer un coup de son patron. Au terme de la traduction, Lukashenko ruisselle à son tour alors que ses fortes mains démontent littéralement les accoudoirs du fauteuil.
Claude Frey prend la relève et remet la compresse :
- "Monsieur le Président, comment pouvez vous espérer entrer au Conseil de l’Europe tant qu’à chaque élection vous ferez transporter, de nuit, les urnes par l’armée, sans qu’on sache où elles vont ni ce qu’on en fait, avant leur ouverture et leur dépouillement ?"
Lukashenko bondit :
- "le Conseil de l’Europe, j’y entrerai avec mes tanks s’il le faut !"
Immense éclat de rire dans la salle suivi d'un long silence atterré. Il y aura d’ailleurs, deux jours après, une protestation diplomatique de Moscou auprès de Minsk et un communiqué ravageur de l'Agence Tass. La délégation du Belarus, composée d'une dizaine de ministres, est comme il se doit au premier rang. Ils prennent frénétiquement des notes. Avec une énergie rare qui leur interdit de lever la tête. Ils aimeraient visiblement être ailleurs et ont peur. Ils ne savent pas comment tout cela va se finir. Mal, très logiquement.
Jacques Baumel ancien Ministre du Général de Gaulle, Vice-Président de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, se dresse dans la salle à quelques mètres de Lukashenko. L’autorité de cet homme est immense. Le silence se fait. Il pointe calmement son doigt vers Lukashenko et d’une voix de baryton assène :
- « Monsieur le Président, vous êtes un dictateur. Vous parlez comme tous les dictateurs » puis, montrant le sol, il conclut : « Vous finirez comme tous les dictateurs ! ». Silence de plomb.
Le traducteur ne traduit plus. Lukashenko se retourne, constate le désarroi de son collaborateur qui s’empourpre. Il s'empare alors du casque qu’il avait jusque là refusé . Il sent bien que tout cela n'est pas bon. Soudain, il comprend et se lève, jette son casque et quitte la salle, suivi de sa délégation terrorisée. Il ne remettra jamais plus les pieds chez nous. C’est mieux.