1996 - Taiwan est un abcès ouvert pour la République Populaire de Chine bien que l'un des "tigres" de l'Extrême-Orient. Son économie a connu un très fort développement, ses ressources en devises comptent parmi les premières du monde et cette réussite est bien précaire puisque , s'agissant d'une province chinoise, Pékin ne renoncera jamais à récupérer ce territoire après Hong Kong et Macao.
L’île n'est pas reconnue par la communauté internationale si ce n'est quelques gouvernements confetti sans importance.... Cette puissance économique n'existe pas officiellement dans le concert des nations. Aucun ambassadeur d’importance ne s'y trouve. Seuls y sont installés ceux de certains pays dont le vote favorable aux Nations-Unies a été « négocié » par Taiwan : Belize, Burkina-Faso, Costa-Rica, République Dominicaine, El Salvador, Gambie, Guatemala, Haïti, Liberia, Macédoine - encore ce dernier gouvernement n'a-t-il jamais touché les fonds promis par Taiwan pour sa reconnaissance ! -, Malawi, Nicaragua, Panama et Paraguay.
En termes d'influence et de relations internationales, ce n'est guère brillant. Mais reconnaître Taiwan n'est pas une partie de plaisir. Haïti l'apprendra à ses dépens lorsque la Chine, au nom de son droit de veto, s'opposera, dans le cadre du Conseil de Sécurité, au renouvellement d'une mission humanitaire de l'ONU.
Le seul commerce extérieur de la Suisse avec Taiwan se monte à plus de huit cent millions de Francs suisses. Le "consul" de Suisse à Taipeh ne peut pas être un diplomate officiel. C'est est en fait et hypocritement le responsable local d'une grande société, ABB, qui y a des intérêts conséquents et finance ses activités de représentant. Il est le seul à délivrer les visas pour la Suisse. On ne le dit pas trop fort car la société qui le salarie entretient aussi de très importantes relations d'affaires avec Pékin ! Les"ambassadeurs" de Taiwan dans le monde sont en fait étiquetés officiellement comme "chefs de bureaux culturels". Les ministres de la planète entière visitent, à titre privé naturellement, la ROC Taiwan (nom officiel de Taiwan : Republic of China in Taiwan) en espérant y faire des affaires.
L'hypocrisie règne ainsi en maître des deux côtés. Les principaux investisseurs en Chine communiste sont les hommes d'affaires de Taiwan qui disposent d'ailleurs tous d’un passeport américain. A titre d'assurance sur l'avenir. Il est déconcertant d'ailleurs de ressentir la froideur de ces puissants Taiwanais. Leur "pays" ne les concerne pas vraiment. Ni fibre patriotique ni sentiment national. Ils n'ont de considération que pour leurs affaires. Leur véritable fortune est placée aux Etats-Unis là où leurs enfants étudient. C'est peut-être là le vrai point faible de la fiction que représente Taiwan. On ne pourra éternellement maintenir une entité étatique en la soutenant uniquement par des équations économiques et financières de circonstance.
Dans cet imbroglio diplomatique, Swissair ne pouvait faire atterrir les mêmes avions à Pékin et à Taipeh. L'un des ses avions a donc porté pendant des années l'emblème de "Swissair Asie", une compagnie théoriquement indépendante de Swissair.
En 1996, le Président d'une des plus grandes entreprises de Suisse alémanique, David de Pury vient me voir et me fait part de son désir d'inviter le Président de Taiwan avec une délégation officielle et des représentants du monde des affaires. Il me dit que le gouvernement suisse appuie cette démarche. Il souhaite que le Forum de Crans Montana, totalement privé, constitue le cadre de cette visite limitée au développement des affaires.
Dans un premier temps je n'y crois pas. Je donne mon accord car mon Organisation doit demeurer le lieu des dialogues impossibles et je m'envole pour Taipeh afin de rencontrer le Chef de l'Etat taiwanais...via Swissair-Asie. Le Président Lee Teng Hui me reçoit dès le lendemain matin à neuf heures en plein décalage horaire. C’est un homme déjà âgé mais très alerte, élégant, souriant et parlant un anglais parfait.
Je découvre à ses côtés son Conseiller pour la Sécurité nationale qui parle aussi bien français que moi. Nous avons fait nos études ensemble à Paris ! Lui à la Sorbonne, moi à Assas et au Panthéon. Le "consul privatisé" de la Suisse m'accompagne et confirme les instructions qu'il a reçues de Berne pour faciliter la venue du Président et de sa délégation au Forum de Crans Montana.
Le Président est prudent, conscient de la difficulté que peut représenter cette visite en termes diplomatiques. Il ne sollicite d'ailleurs pas de dimension officielle à sa visite.
Débute la préparation logistique du séjour de la délégation présidentielle taiwanaise, soit une centaine de personnes. Tout semble aller bien.
Un soir, quelques semaines avant le Forum, le Conseiller Fédéral Jean-Pascal Delamuraz, Ministre suisse des Affaires Economiques et grand ami du Forum de Crans Montana, m'appelle de Berne.
- "Jean-Paul, je t'attends demain matin à sept heures dans mon bureau".
L'horaire surprendra toute personne qui ne connaît pas la Suisse. Mais à Berne chacun est habitué à voir les Conseillers Fédéraux prendre le tram, rouler, pour certains, en vélo, mais aussi travailler de six heures du matin à plus de minuit le soir. Jean-Pascal Delamuraz n'y fait pas exception.
Le Palais Fédéral où se trouve le Gouvernement de la Suisse est un magnifique monument à la gloire de la Confédération. Dans ce même lieu, se tiennent tous les pouvoirs : les deux assemblées fédérales - le Conseil des Etats (Sénat), le Conseil National (Assemblée Nationale) - et le Gouvernement - en fait l'Exécutif - qui siège au même étage.
Les sept Ministres qui sont à tour de rôle, année après année, Chef de l'Etat, sont élus par le Parlement et tiennent leurs pouvoirs de lui et non du peuple. C'est un point à revoir à la fois pour leur donner la dimension "exécutive" nécessaire à leur rôle international grandissant mais aussi pour leur conférer une légitimité internationale indiscutable. Le tout est conjugué au régime "magique" de la coalition : tous les partis sont représentés au Gouvernement et, de ce fait, il n'y a pas d'opposition. Ce qui fait que gouverner en Helvétie est d'abord affaire de compromis. Et cela fonctionne depuis plus de sept siècles !
Un élégant huissier moustachu m'introduit dans le bureau du Conseiller Fédéral où se trouvent déjà le Secrétaire d'Etat Franz Blankart, le Conseiller Personnel du "Chef" - son Directeur de Cabinet - et un diplomate de carrière, spécialiste de la Chine. Jean-Pascal Delamuraz se tourne vers moi avec un sourire embarrassé :
- Jean-Paul, ici en Suisse on dit toujours que nous ne sommes pas réputés pour notre finesse, mais cette fois-ci, on doit la jouer fine ! L'invitation de ABB à Lee Teng Hui est une bonne idée. Mais Pékin ne l'accepte pas. J'ai vu Flavio Cotti hier - un autre membre du Conseil Fédéral - Il a une visite prévue en octobre à Pékin. Il y tient. L'Ambassadeur de Chine vient de lui expliquer qu'en octobre il pleut beaucoup et que ce n'est peut-être pas la meilleure saison... Il a compris. Il est furieux. Ils en feront une question de principe. C'est sûr. Et nous ne sommes pas en mesure de nous confronter à Pékin avec qui nous avons - aussi - les meilleures relations. On ne peut pas compromettre tout cela ! Il faut arrêter. Pendant que je te parle, l'Ambassadeur est en bas dans sa voiture garée devant le Palais Fédéral. C'est un autre moyen de faire pression sur moi
Je comprends qu'il me faut renoncer à accueillir le Président de Taiwan et à l'impact qu'aurait représenté cet événement pour les milieux d'affaires suisses.
Puis, se tournant vers le Secrétaire d'Etat :
- Franz, tu pars maintenant. Tu vas expliquer au Président que ce n'est pas le moment.
Le grand diplomate qu'est Franz Blankart se sortira très bien de sa mission périlleuse : notifier l'annulation d'un visa que l'intéressé n'avait pas demandé...
Je raconterai un jour l'entretien surréaliste de Blankart et du Président de Taiwan. En effet, le conseiller du Président, mon vieil ami de faculté, me téléphonera chaque détail. Mais le temps n'est pas encore venu.
J'accueillerai tout de même au Forum une délégation d'hommes d'affaires. Le Forum pourra remplir sa mission et je verrai quelques semaines plus tard, à la télévision, la visite du Président de Taiwan aux Etats-Unis qui, eux, avaient sauté sur l'occasion pour l'inviter.
Comme le dira avec humour Lee Teng Hui quelques mois plus tard "J'étais en Amérique au bon moment. C'était justement l'US Open" !