Le second Forum de Crans Montana va s'ouvrir. L’Union Soviétique est à l’affiche et ce sera d'ailleurs pour la dernière fois car le 20 août suivant, elle implosera définitivement. Je ne peux d'ailleurs oublier cette date en raison d'une circonstance bien précise. L'astrologue Elizabeth Tessier qui avait tenu à faire le voyage du Forum - je n'arrivai pas à imaginer dans quel cadre je pouvais la positionner - prend la parole ce mois de juin 1991 devant l'assistance d'un déjeuner à Crans-Montana. Elle assène bien haut certaines de ses prévisions dont l'implosion prochaine et clairement annoncée de l'URSS. Elle avance même la date du 20 août 1991 très précisément. Eclat de rire général puis oubli de ce moment hors normes. Les soviétiques qui sont là ne sont pas contents.
Par contre, on ne peut imaginer le nombre de coups de téléphone que j'ai pu recevoir dans les jours qui suivirent le 20 août vers la fin de mes vacances. Le Forum de Crans Montana, bien involontairement avait fait l'événement et pris la vedette. On critique souvent la sympathique Elizabeth Tessier. Rendons lui ce qui lui revient quand c'est le cas.
En mai 1991 donc, j’effectue un voyage à Moscou pour constituer l’imposante délégation (plus de 80 hauts dignitaires) qui représentera l'URSS au Forum le mois suivant.
Croyant bien faire, les Soviétiques me logent dans une ancienne datcha de Kroutchev près du Lac d’Argent, au milieu de la forêt. Le type même de la "guest house" imposante, officielle, construite et décorée en pin blanc vernis, sans goût ni charme où l'on croit mourir dès qu'on s'y retrouve parqué. C’est loin du centre-ville et d’une tristesse indescriptible. Je suis seul à occuper ces locaux imposants pour la nuit. Il fait noir partout sauf dans mon couloir et ma chambre. Des gardes armés de Kalachnikov patrouillent au fond du jardin. Le frigidaire de ma "suite" est débranché manifestement depuis longtemps. Il contient une bouteille de Coca-Cola. Une seule, chaude. Il y a un poste de télévision que je n'arrive pas à allumer. Plusieurs téléphones rouges et blancs posés ça et là qui ont fait les deux guerres arborent fièrement la faucille et le marteau gravés en or. Dans mon placard, pas de cintre pour pendre mes affaires... Il fait une chaleur à mourir. Les radiateurs fonctionnent à plein régime et je ne peux ouvrir la fenêtre car elle ne dispose pas de position intermédiaire et alors je ne contrôle plus rien.
Le Ministère des Affaires Etrangères m'organise un vaste programme de visites, du Premier Ministre aux représentants du monde des affaires, en passant par l'omniprésent et incontournable Arkady Volsky, Président de l’Association des Entrepreneurs.
Je rends visite à Alexandre Avdeev qui deviendra un ami. Il parle un français digne de l'Institut. Il est Vice-Ministre des Affaires Etrangères. Dans son bureau, une télévision diffuse CNN en permanence. Un luxe à l'époque. Alexandre Avdeev deviendra un brillant ambassadeur à Paris puis le Ministre de la Culture de Vladimir Poutine.
Des décisions sont prises rapidement. La délégation soviétique en Suisse sera conduite par Vladimir Sherbakov, Premier Vice-Premier Ministre du Gouvernement. Un véritable porte-avions à l'époque. Banquier, homme d'affaires, politicien, il est tout puissant et fort sympathique ce qui ne gâte rien.
L'arrivée de l'avion emportant toute la délégation à Genève est prévue la veille de l'ouverture du Forum vers 20h30. Ce soir là, je suis naturellement à Crans Montana et tout le monde attend les Soviétiques de pied ferme. C'est l'événement.
D'après mes calculs, montant avec des minibus, ils doivent arriver vers onze heures ou minuit. A une heure du matin, personne. L’inquiétude gagne. Que se passe-t-il ? Je n'ai aucune nouvelle. L'aéroport est fermé et ne répond pas au téléphone, la Mission soviétique à Genève ne répond pas non plus. Silence radio. A deux heures toujours rien. Je m'imagine déjà en train d'ouvrir le Forum le lendemain matin sur le thème de l'Union Soviétique...sans soviétiques !
On m'informe finalement que l'avion a bien atterri à l'heure. Vers deux heures du matin, la police cantonale du Valais me confirme qu'il n'y a pas eu d'accident ni d'incident sur l'autoroute. Où sont donc passés mes Russes ?
L'Ambassadeur Guy Ducrey, chef du planning au Ministère des Affaires Etrangères suisse, à mes côtés, suit mon cauchemar et compatit. Il décide de prendre les choses en main et appelle Berne sur une ligne spéciale. Vers trois heures du matin, il est mis en contact téléphonique avec le Chef de la Sûreté de l'aéroport. Et là, c'est la surprise :
- Les Russes ? Ils sont en état d'arrestation ! On les interroge.
- Quoi ? Tous ? Il y des personnalités qui certainement ont des passeports diplomatiques. Que se passe-t-il ?
Berne ayant pris les choses en main, c'est vers 05:30 du matin que nos soviétiques arriveront à Crans-Montana...pour le petit-déjeuner. Quant à la raison de cette longue disparition des écrans radar, elle s'avérera rocambolesque et ridicule.
Pour la plupart des soviétiques, il s'agissait de leur premier voyage à l'Etranger. Au moment de leur embarquement à l'aéroport de Moscou, un escroc leur a expliqué qu'il valait mieux se munir de devises pour venir en Suisse et leur a changé leurs Roubles contre des US Dollars, à un cours prétendument intéressant.
A leur arrivée à l'aéroport de Cointrin, ils se sont aperçus qu'en Suisse, les Dollars n'avaient pas cours et que le Franc Suisse est préférable. Alors, en attendant leurs bagages dans le hall de l'aéroport, ils se sont dirigés vers le guichet de l'UBS pour changer leurs dollars en francs suisses. Mais, ne sachant pas qu'à Moscou on leur avait donné de la fausse monnaie, mal leur en a pris car les employés de cette succursale sont de vrais renards. Ils ont tout vu dans leur vie. On a tout essayé de leur faire. Ils ont l'habitude de "sentir" les faux Dollars à plusieurs kilomètres. Devant cette avalanche de faux billets, ils ont prévenu la Police qui est arrivée en force. Passeports diplomatiques ou non, l’arrestation a été brutale et collective. Une longue nuit d’interrogatoire de police commençait donc.
Il faudra que Berne intervienne en pleine nuit, pour qu’ils soient enfin relâchés, mais naturellement sans leur fausse monnaie ni francs suisses.
C'est totalement épuisés que nous les verrons arriver à Crans Montana, une main devant une main derrière, largement dépités par cette expérience inhabituelle de l'Ouest.
L'ouverture du Forum se fera à l'heure mais je ne suis pas certain qu'ils étaient bien réveillés lors des premiers débats du matin...