
Mai 1966 - je suis un étudiant désargenté qui vit dans une chambre de bonne de 5 M2 au 7ème étage du 81 avenue de Saint Mandé à Paris...
Il est environ quinze heures lorsque quelqu'un frappe à ma porte. Je pense à un voisin - tout l'étage est occupé par de jeunes gardiens de la paix. J’ouvre et fais face à un monsieur de type méditerranéen, élégant et très essoufflé. En effet les sept étages d'escalier nécessitent entrainement et jeune âge.
Il se présente. C'est l'Ambassadeur de la République Arabe Unie (Egypte) en France. Rencontre inattendue qui me surprend. Il m'explique qu'il vient me remettre une lettre personnelle et manuscrite du Président de la République Arabe Unie, le Colonel Gamal Abdel Nasser. Il porte d'ailleurs cette enveloppe comme le Saint Sacrement ! Je lui demande de me traduire le document rédigé en langue arabe.
Le Président Nasser me remercie d'avoir été l'étudiant français ayant vendu le plus de timbres pour le sauvetage du Temple d'Abu Simbel. Il est vrai que je me suis passionné pour cette cause et que j'ai consacré, en fédérant nombre de mes amis étudiants, beaucoup de temps à cette entreprise que je trouvais passionnante. Il s'agissait de financer le démontage pierre par pierre de ce temple exceptionnel pour le reconstruire sur la colline voisine et le faire ainsi échapper à la montée des eaux résultant de la mise en eaux du Barrage d'Assouan.
Qui plus est, il m'invite personnellement à visiter son pays - pour le temps que je souhaite - et naturellement, le "nouvel" Abu Simbel. Quelle histoire insensée pour un étudiant comme moi qui travaille le soir pour vivre à peu près décemment ? Je raconterai le détail de ce voyage magnifique. Pour l'instant je parlerai simplement de mon étape d'Alexandrie sur le parcours qui m'amènera dans tous les grands centres de l'Egypte.
En tant qu'hôte du Chef de l'Etat, je vais en effet, au cours du mois de juillet 1966, être logé pour deux nuits au Palais Montazah. C'est une superbe construction qui remonte à la fin du XIXème siècle, situé à 15 kilomètres du centre-ville d’Alexandrie. Il surplombe la mer et bénéficie d'un bel accès à une plage privée. Il fut initialement la résidence du khédive Abbas Hilmy avant d’accueillir les hôtes du roi Farouk d’Egypte et le roi lui-même avant son départ pour l'exil. Depuis la Révolution de Nasser, il est occupé par le Président égyptien et ses hôtes de passage. Il abrite de nombreux vestiges de la Famille royale égyptienne. Il se situe au sein d’un vaste domaine composés de superbes jardins dans lesquels se trouve également le Palais El Salamlek qui deviendra plus tard un hôtel de luxe.
Il fait très chaud et je demande à aller me baigner dans ce lieu exceptionnel. La plage est à moi car tout est privé. Pas tout à fait à moi car, sous un parasol isolé se trouve un homme qui lit. Me voyant patauger dans l'eau, celui-ci me fait signe de le rejoindre ce que je fais. Il se présente et son nom m'est totalement inconnu : Yasser Arafat. Il ne porte pas encore le kefieh qui deviendra son symbole. Nous parlons beaucoup et dînons ensemble.

Je suis assis sur la plage du palais de Palais Montazah à Alexandrie, en discussion avec l'équipe Arafat, seule photo fixant ce moment et qui me reste...
Je ne comprends pas grand chose, à cette époque, à ces questions politiques qui semblent le passionner. Je suis en effet un étudiant de 20 ans et 1968 n'est pas encore passé par là. Tout ce qui touche à la politique du Moyen Orient m'est étranger. A Paris, le conflit israelo-palestinien est un sujet de discussions enflammées dans les milieux étudiants, mais entre initiés. Les choses commenceront à changer en 1967 avec la guerre des six jours. Je me souviens que l'agence de voyage EL Al, rue de la Paix, avait placardé une grande affiche avec la mention "Visitez les Pyramides avec El Al" sur le fond d'une photographie représentant le Sphynx...

Yasser Arafat, très spontanément, se montre avenant et manifeste vis à vis de moi une tendresse quasi-paternelle qui ne se démentira pas au cours des nombreuses années qui, jusqu'à sa mort en feront un ami cher bien que fort lointain à certaines périodes.
En effet, je ne le verrai que rarement jusqu'en 1982. C'est à ce moment là, en pleine guerre du Liban, qu'Arafat échappe à la mort en quittant un immeuble réduit à terre par une bombe israélienne. Escorté et protégé par les troupes française dépêchées par le Président François Mitterrand, il quitte alors Beyrouth, assiégée par l’armée israélienne, à bord d’un navire militaire français vers la Grèce puis la Tunisie.

Le président tunisien, Habib Bourguiba finit par accepter de le recevoir à Tunis à la demande de la Ligue arabe et de la France.
Les choses se stabiliseront vraiment pour Arafat en 1987 lorsque Zine el-Abidine Ben Ali devient Président de la République tunisienne. A ce moment là, le pays est en proie aux luttes de succession, aux tensions politiques et économiques et, déjà, à la montée de l'intégrisme. Zine el-Abidine Ben Ali protégera Yasser Arafat et l'assistera dans son exil. C'est ainsi qu'il mettra à sa disposition, à temps plein, un avion d'affaires qui redonnera vie à son existence politique internationale. Au delà de tout ce que l'on peut dire sur son régime et qui ne nous intéresse pas ici, Ben Ali a permis, avec courage et persistance, au peuple palestinien, au travers de son chef, de disposer d'un leadership visible et actif. Ce point au moins est positif.

A Tunis, Yasser Arafat dispose, à titre personnel, d'une villa modeste mais grande sur les contreforts de Tunis, en aval de l’hôtel Hilton, dans laquelle on pénètre en traversant une petite cour où se trouvent ses gardes du corps, étonnement jeunes - c'est ce qui me frappe le plus lors de ma première visite sur place. Quand on entre dans la maison, sur la droite se trouve son bureau, immense, dominé par une imposante photo de la Mosquée de Jérusalem, objet de la nostalgie permanente de Yasser Arafat, et prolongé par une longue table de conférence. Sur le mur, à côté du bureau, posée à même le sol, une carte hydrologique de la Palestine "Tu sais Jean-Paul, qui n'a pas vu cette carte ne comprendra jamais rien à la crise du Moyen-Orient. Les Israéliens veulent l'eau, ils la prennent, aux Syriens comme à nous. Nous, on peut mourir...".
Les grands rideaux sont d'un vert triste et délavé et la lumière blafarde, diffusée par des tubes de néon agressifs auxquels il semble curieusement habitué. C'est ainsi que vit Yasser Arafat. Tout au long de sa vie, je ne le verrai que dans cet uniforme vert, dans un cadre d'inconfort total. Un jour, à Gaza, alors que nous sommes dans son bureau du bord de mer à discuter, je lui demande la permission d'aller aux toilettes. Il m'indique, pour m'éviter de repartir dans les couloirs, la porte de sa chambre, à gauche derrière son fauteuil. Je la traverse avant d'accéder aux toilettes. Il y a là, pour tout mobilier, un lit militaire très rudimentaire, une table occupée de nombreuses boîtes de médicaments et un vélo pour l'exercice... Je ne peux même pas sortir marcher sur la plage. Ma Sécurité me l'interdit...
Je me suis souvent rendu à Tunis visiter Yasser Arafat dans la période qui précéda son retour en Palestine. Quand je venais le voir, le protocole était rituellement le même. J’étais accueilli à l'arrivée à l'aéroport de Tunis-Carthage par un commissaire tunisien qui me dirigeait discrètement vers un salon donnant directement sur un petit parking de l’aéroport où se trouvaient les véhicules d’escorte de l'OLP. Yasser Arafat avait en Tunisie un statut internationalement indéfini mais était traité comme un Chef d'Etat. Il y était hébergé avec des privilèges "de siège", accordés habituellement aux Organisations Internationales. Ses invités étaient traités off shore par la sécurité tunisienne et les formalités étaient abrégées. Une limousine me faisait alors traverser Tunis, suivie d’une 4 x 4 où prenaient place des militaires armés portant l’insigne de l’OLP. On m’amenait à l’hôtel Hilton dans une chambre déjà réservée. Immuablement, je devais être prêt dans le hall vers 23 heures. Son protocole arrivait alors et attendait en ma compagnie un "top départ" donné par radio pour que nous nous mettions en route.
L'attente était parfois longue. Au bar du Hilton, des hommes nombreux traînaient, discutaient, buvaient, sommeillaient, Tunisiens, Arabes, Européens et surtout, à cette époque, Libyens. Logique. La Libye a longtemps été sous embargo : tout vol aérien à destination ou en provenance de Tripoli était interdit. Les Libyens avaient donc peu de moyens pour voyager. Le principal était de se rendre par bateau jusqu’à Malte pour y prendre un avion. Ces sanctions ont d’ailleurs fait la fortune de cette belle île, devenue la résidence secondaire de la Libye, ainsi que celle des ferries aux magasins luxueux et bien achalandés. Durant l'embargo, des Airbus y acheminaient les Libyens en transit. Les autres voyageaient par la route jusqu’à Djerba et s’envolaient ensuite vers le monde depuis le petit aéroport de l’île. D’autres aussi passaient par Tunis tout simplement pour y goûter la douceur de vivre. C’est ainsi que j'y rencontrais quelques fois pour dîner, toujours au Hilton, M. Mountasseur, ministre libyen des Affaires étrangères qui y avait ses habitudes à un étage qui lui semblait largement réservé. Il faisait venir à Tunis ses invités grâce à un lear jet qui volait sous drapeau maltais et maintenait ainsi ses relations internationales.
A 23 heures donc, j’étais prêt, dans le hall de l’Hilton, attendant l’instant où j’allais être conduit vers la résidence de Yasser Arafat. A ce moment-là arrivait un membre de son protocole qui m’expliquait immanquablement qu’il me fallait attendre en raison d'un empêchement de dernière minute. Vers minuit ou plus tard, une voiture arrivait pour me conduire à la villa en traversant le quartier résidentiel de la capitale. Un portail, encadré de hauts murs, donnait accès à une cour au fond de laquelle se trouvait l’entrée de la maison, quadrillée de militaires. On m’introduisait dans un hall sur lequel donnait la porte de cette grande pièce sinistre : celle où travaillait habituellement Yasser Arafat. Il cultivait l’amitié et la manifestait de manière affectueuse et douce. Il avait une manière inoubliable de vous embrasser et de serrer votre main qu'il mettait longtemps à vous rendre. Il émanait de lui un sentiment de solitude impressionnant et un appel au contact tout aussi marquant.
Là, installés dans de mauvais fauteuils dont il était difficile de sortir, tout en buvant du thé accompagné de pâtisseries tunisiennes " Je ne sais pas comment ils font ici, les pâtisseries marocaines sont bien meilleures !". Nous passions alors la nuit à refaire le monde. N’étant pas un officiel, je représentais dans son agenda une parenthèse de détente et d'ouverture. Qui plus est, il m'avait connu tout jeune étudiant. Il y avait certainement chez lui la nostalgie du temps passé et d'une vie plus tranquille alors que son âge avançait. Il me parlait librement et avec confiance. Mais de grands moments de silence émaillaient nos conversations. Ils me surprirent au début. Mais je sentis, au bout d'un certain temps, qu'ils les appréciait et qu'il était bon de les respecter. Le silence, apprécié des seuls initiés, était pour lui un extraordinaire moyen de communiquer et d'infuser la chaleur de ses sentiments.
C’est ainsi, au cours de ces rencontres de Tunis de Gaza, de Ramallah et d'ailleurs, qu’il me raconta plein d'histoires passionnantes dont son accident d’avion dans le Sahara en avril 1992.
C’était à l’occasion d’une discussion que nous avions au sujet des très jeunes soldats qui formaient sa garde prétorienne à Tunis : « A moi seul je suis un être isolé et un Etat. Un Etat avec d’énormes charges financières. Un Etat doté d’un véritable budget et de ressources qui doivent être régulières pour des dépenses qui ne le sont pas moins. Je verse des pensions, des retraites, des indemnités pour les combattants de l’OLP. Les jeunes que vous voyez dehors sont ici avec l’assentiment de leurs parents ou de leurs épouses, prêts à donner leur vie pour moi. S’il leur arrive malheur, leurs proches seront indemnisés comme toute famille de militaire dans un pays normalement organisé. Si je cesse d’offrir cette garantie et de payer les pensions aux parents, aux veuves et aux orphelins, je me retrouverai seul. L'engagement politique a une limite dans le monde d'aujourd'hui. Alors il me faut un véritable budget. Mes détracteurs calculent ce qu’ils pensent que j’encaisse et m'accusent de détourner cet argent. Calculent-ils ce que je dépense ? Moi, à titre personnel, je ne dépense rien »
Mais il existe aussi un dévouement qui, ultime, ne peut trouver son origine que dans la par pure conviction et la totale abnégation. L'histoire qui suit en est la plus belle illustration. En 1992, Yasser Arafat se trouve dans un jet privé aux couleurs de Tunis Air d’une dizaine de places - que le Président Bin Ali a toujours mis à sa disposition -, il voyage au dessus du désert libyen. Quelques jours plus tard il doit d'ailleurs me rejoindre à Athènes où j'organise le premier Sommet de la Méditerranée de l'ère post-communiste à l'initiative de Andonis Samaras, le Ministre des Affaires Etrangères de Mitzotakis.
Comme dans un mauvais film, les pilotes constatent soudain que les réservoirs perdaient régulièrement leur kérosène et en grande quantité ce qui hypothèque définitivement la suite du voyage. Il ne reste plus que quelques minutes d’autonomie de vol. Il leur faut se poser en urgence, de gré ou de force. N'importe où. Mais justement où ? Au sol, une violente tempête de sable interdit toute visibilité. L’atterrissage de l’avion sera immanquablement catastrophique et il y aura des victimes. En quelques instants, la décision est prise par l’entourage du Président. Les pilotes choisissent sans hésiter de se sacrifier. Il n'y a pas de discussion. Pour eux c'est un fait acquis. Ils savaient qu'en "plantant" l'avion vers l'avant, ils ont une chance d'épargner la partie arrière de la carlingue qui, en l'absence de kérosène ne prendra pas feu. Les gardes du corps décident également de se sacrifier pour protéger Arafat. Afin d'amortir au maximum la violence du choc, ils s'enroulent physiquement autour de lui faisant ainsi une sorte de protection humaine au centre de laquelle il placent leur chef. L'avion se posa à l’aveugle et s'écrase sur l'avant comme prévu. Les pilotes et les gardes qui entouraient Arafat de leurs corps meurent. Yasser Arafat est blessé mais légèrement.
Cette histoire, qui fait partie du quotidien du Chef de l'OLP, j'en appris les détails lors d’une visite à Tunis. Elle est, à elle seule, significative du charisme et de l'emprise exercée par Arafat sur son entourage et, surtout, la jeunesse. On comprend mieux alors pourquoi Israël, sous de multiples prétextes, a toujours rejeté cet homme rayonnant et cherché ses interlocuteurs palestiniens dans des personnalités mois bien trempées.
Nous avons souvent et longuement parlé de l'Intifada : "En faisant trainer les choses, en colonisant, Israël ruine tout espoir de normalisation avec nous. Et puis, tu sais, les Israeliens ne feront jamais la paix parce qu'ils n'en ont pas les moyens ! Les moyens financiers ! Leur économie historiquement collectiviste est en faillite. Du fait de cette guerre, ils mobilisent la diaspora et reçoivent des milliards chaque année, notamment des Etats-Unis ! Tu penses bien que le jour où la paix s'installe, la diaspora ne payera plus ! Ils se retrouveront au pied du mur ! Alors la guerre ne s'arrêtera pas...Voilà pourquoi je suis désespéré sans jamais le dire "
Un soir, vers la fin, à Ramallah, il me parla longuement des relations entre les Palestiniens et le monde arabe. "Nous sommes des arabes ! Et les Arabes ne nous aident pas. Ou est la solidarité de notre grand peuple. Ou est la solidarité de l'Islam ? Il y deux points importants que tu dois savoir: l'intégrisme islamique et sa déviance terroriste d'une part et la relation fusionnelle entre Israël et les Etats-Unis d'autre part. L'intégrisme est un jouet entre les mains des américains. Ils s'en servent à leur gré, ça les amuse de jouer à ce genre de guerre, mais comme ils n'y comprendront jamais rien, ça leur saute régulièrement à la figure. L'enjeu essentiel pour les Américains, ce sont les ressources pétrolières de la péninsule arabique. Cette région est foncièrement instable, entre les mains dominantes de l'Arabie Saoudite, régime anachronique et rétrograde qui maintien une main de fer sur une population importante pauvre et malmenée. Chaque jour le Roi peut tomber; s'il tombe, en une nuit, les autres monarchies du Golfe s'effondreront et ce seront des révoltes de philippins, d'indiens et de pakistanais qui vont réduire à néant ces constructions fantasmagoriques. Dans ce cas les Etats-Unis perdent leur source privilégiée d'approvisionnement énergétique. Ils ne peuvent se le permettre. Alors ils déploient une politique de chaque instant, psychologiquement envahissante dans ces pays qui ne peuvent même pas respirer sans leur demander la permission. Si jamais les choses se relâchent, qu'un risque d'émancipation apparait comme pouvant se faire jour, BOUM ! une bombe dans un hôtel de Riyadh ou le quartier des diplomates ! Toute la famille royale se met à trembler et à la fin du jour remercie le ciel d'avoir près d'eux ces bons amis américains qui les protègent et ne les laisseront jamais tomber. Ca c'est le premier point. Le deuxième c'est que l'étoile de David pourrait être la cinquantième du drapeau américain. C'est normal, c'est l'électorat juif qui décide de l'élection des Président américains ! Alors il faut y faire très attention et nous, les Palestiniens on est seuls. Suppose qu'un Etat arabe nous assiste, nous aide, nous apporte ne serait-ce que du para-militaire pour équiper nos forces de l'ordre, cela sera immédiatement considéré comme un acte anti-israëlien ! Et BOUM ! On va le déstabiliser chez lui et tout va s'arrêter. Ne te demande pas pourquoi nous sommes seuls. Nous sommes encerclés et isolés... Nous serons toujours seuls..."