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Amb. Jean-Paul Carteron hosted a friendly diner at Hotel Le Plaza in Brussels
From left to right : Mrs. Michele Verschoore Chief Medical doctor at L’Oreal, Mrs. Maria-Helena Semedo Deputy Director Geberal of FAO, Mr. Mose Moses Kouni Ambassador of Solomon Islands to European Union, Mrs. Josefa Leonel Sacko Commissioner for Agriculture at the African Union, Jean-Paul Carteron, Mr. John Moffat Fugui Minister of Education of Solomon Islands and his wife.
Avril 1991. Le téléphone sonne à mon bureau de Genève.
C'est Turgut Ozal, Président de la Turquie, lui-même, en direct, au téléphone ! Une chance que j'aie été là pour prendre la communication. Ce genre de personnage, en général, ne rappelle pas deux fois. La voix volontaire sonne agréablement en anglais :
- « Je désire vous voir. Pouvez-vous être demain après-midi dans mon bureau ? »
L’invitation est rude, directive, formulée sans aucune considération pour mon agenda. C’est le moins que l’on puisse dire. J'accepte. Pourquoi refuser ? Le Président de la Turquie n'est pas n'importe qui. Et puis, je suis aussi intrigué.
L’aéroport d’Ankara est perdu en plein désert montagneux, assez loin de la capitale. Quel contraste avec Istanbul élégante, charmante, chargée d’histoire et pleine d’une vie agitée. Un attaché de la Présidence est chargé de mon escorte. Nous filons vers le Hilton pour déposer mes affaires puis repartons sans tarder vers la Présidence. En plein centre-ville se trouve un immense parc, au sein duquel se dressent plusieurs bâtiments sans élégance ni charme dont la Présidence. Le contrôle à la grille du parc est sérieux, froid, suspicieux. Ici, on ne badine pas avec la sécurité ! Formalités accomplies, nous roulons doucement dans des allées boisées pour parvenir sur une esplanade en contrebas d’un bâtiment dont l’accès s’ouvre sur un grand escalier débouchant sur une galerie couverte. Des gardes sont partout qui me fixent. De vrais malabars aux yeux perçants et noirs. Je suis accueilli par le Chef du Protocole qui lui est souriant puis introduit directement dans le bureau du Président. La pièce est grande. Le plafond est haut. Des boiseries ornent les murs, portant d’impressionnants tableaux dont une marine lumineuse.
Turgut Ozal est là :
- « Merci d’être venu. Vous organisez une Conférence de la Mer Noire à Crans Montana en juin et j’ai l’intention de venir. Car la Mer noire, c’est moi ! Il faut que vous le sachiez »
Dans sa bouche, ces paroles sont définitives... mais elles sont accompagnées d'un sourire qui se veut charmant, semble véritablement sincère et compense l'impossibilité de répondre.
Soudain, il se lève et se met à arpenter la pièce en parlant. Ozal reprend à mon intention l’histoire de la Turquie plus de mille ans en arrière avec force détails et beaucoup de saveur. Il en arrive à Kemal Ata Turk et à la révolution qui a fait la Turquie moderne. Il positionne son pays d’une manière extrêmement concrète.
- « La Turquie est un grand pays. Qui n'a pas atterri à Istanbul en avion n'a aucune idée de la puissance humaine et économique que nous représentons. Nous sommes la puissance régionale la plus influente. On parle turc à la frontière de la Chine et dans la banlieue de Moscou ! De surcroît la révolution kémaliste est la seule adaptation moderne viable de l'Islam dans la vie démocratique. Nous sommes le modèle. Nous puisons là notre crédibilité. La Turquie est un leader, un pionnier et ne cessera de l'être. Aujourd'hui, la Turquie est devenue le trait d’union obligé entre le monde judéo-chrétien de l'Europe qui s'unit et le monde de l’islam sans lequel il n'y aura ni paix, ni stabilité ni développement économique durable. Ce rôle intermédiaire peut être joué d’autant plus facilement que la dimension de pays musulman laïque et démocratique fait de la Turquie un prototype unique dans la région. Aussi la Mer Noire c'est la porte de l'Europe, mais aussi celle de l'Union Soviétique, de l'Asie centrale, du Caucase et la Turquie est le leader de ce monde qui sera demain le pendant de l'Europe occidentale. J’ai été le premier à ouvrir des lignes régulières vers les pays frères de l'Est. C’est là que se trouve notre avenir. Demain l’Asie centrale sera l’Extrême Europe et la Turquie sera la porte d'entrée des nouveaux marchés de la planète. Alors je veux être à Crans Montana ! »
Notre discussion continue autour du café que l'on vient de nous servir. Nous refaisons le monde...
Je m'inquiète auprès de lui de la raison pour laquelle la plupart des ministres turcs ne parlent que turc. Bien sûr il y a à Ankara de parfaits diplomates francophones, grand lettrés qui m'impressionnent, mais, dans les gouvernements ils sont rarement représentés. Je lui explique que l'on ne "vend" rien avec un interprète. Pourquoi ne pas choisir des hommes qui parleraient au moins l'anglais ? Il me répond, très intéressé par la question :
- " C'est le problème, j'y pense souvent ! Mais la situation politique interne est complexe. Lorsque l'on forme un Gouvernement, au lendemain des élections, les pondérations du corps électoral désignent déjà les ministres sans qu'on puisse rien y . Et ceux qui, localement, sont les plus puissants, ne sont pas toujours ceux qui pont étudié à Londres ou à Paris "
Il en vient ensuite, à l'occasion d'une disgression, à la Grèce. Et le ton change radicalement :
- « La Grèce est un tout petit pays, il faut le savoir. La Turquie est une grande puissance, je viens de vous le dire. On se demande même ce qu’elle fait dans l’Union Européenne où elle ne peut que jouer le rôle de parent pauvre et créer des problèmes dus notamment à sa susceptibilité maladive et sa désorganisation totale mais subtilement "organisée". Giscard d'Estaing n'a pas eu le nez creux ! Bien sûr au lendemain de la chute des Colonels, il fallait tout bousculer pour établir la démocratie dans ce pays et le stabiliser. Mais on a fait entrer ces gens dans l'Union Européenne sans se demander, compte tenu de ce qu'ils sont et que l'on sait fort bien, si des préalables devaient d'abord être réglés ! Et l'un des préalables c'est Chypre. Maintenant ils sont dans l'Union et nous tiennent la dragée haute. Au nom de quoi ? De leur mauvais caractère et de leur crainte vis à vis de nous. Les turcs n'envahiront jamais la Grèce ! Vous pouvez le leur dire. Mais trouvez-vous normal que pas une seule des îles de la Mer Egée ne soit turque ? Qu’ils puissent prétendre à la propriété exclusive du plateau continental ? Et leurs colonels qui voulaient à une époque annexer Chypre ! Jamais ils n’auront Chypre. Au delà de nos exigences stratégiques, c’est une question de principe. Il faut qu’ils arrêtent. Pas une semaine sans que des manifestations et des interventions ne soient faites contre nous. Ils embarrassent le Parlement Européen et les autres instances internationales avec leurs projets de motions. On dirait qu’ils vivent de ce fonds de commerce ! Vous ne tarderez pas à regretter, vous les Européens, de les avoir admis. Je ne sais pas ce qui se passera mais il se passera quelque chose et vous le regretterez ! Mais nous, nous sommes une grande puissance et avons autre chose à faire que de nous occuper des Grecs ! A Athènes, la Turquie est chaque jour à l'ordre du jour. A Ankara jamais ! Les Grecs, c’est un petit chien nerveux qui s’agite sans cesse entre mes pieds et qui essaye d’attraper mon pantalon ! »
Dur réquisitoire... Parfois, la diplomatie quitte le simple registre de la conversation de salon et l’on découvre que la construction européenne, dans sa partie orientale, ne sera pas une partie de plaisir ! Mais l'homme voit clair et apporte à l'analyse des affaires du monde une contribution non négligeable. On ne peut balayer sa vision de manière trop simpliste.
En juin 1991 donc, j'organise à Crans-Montana ma Conférence de la Mer Noire, dédiée au Développement et à la Coopération de cette zone stratégique dans l’optique de l’élargissement de l’Union Européenne qui devrait en être prochainement riveraine. N'oublions pas que nous sommes en juin 1991 et que l'étoile rouge du communisme illumine toujours les tours et clochers du Kremlin. L'URSS vit encore, même si ce sont ses derniers mois d'existence. Elle explosera le 20 août suivant. Pour l'instant, seuls les pays de l'Europe centrale volent vers la démocratie et - ce qu'ils croient être - les délices du libéralisme économique !
Tous les Etats Membres du Conseil de Coopération de la Mer Noire ont répondu à mon invitation et au plus haut niveau. La Roumanie est représentée par son Premier Ministre, Petre Roman ; la Bulgarie par son Chef du Gouvernement, Dimitar Popov; l'Union Soviétique par son Premier Vice-Premier Ministre, Vladimir Sherbakov, l'Ukraine par son Ministre des Affaires Etrangères, la Moldavie, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaidjan par leurs Présidents. Magnifique tour de table !
J'organise une réunion de "calage" avant la Conférence. A mes côtés Andonis Samaras, Jean François-Poncet et le Premier Ministre de la Bulgarie Popov.
Réunion à laquelle se joint Janez Drnovsek, Premier Ministre de la Slovénie.
La délégation turque a eu finalement du mal à se former et n'a pas résisté à des événements politiques internes qui en ont compliqué la finalisation. Le Président Ozal a dû finalement renoncer, ses Ministres se sont largement disputés afin de savoir qui viendrait et, après bien des hésitations, elle est constituée de deux .... secrétaires d’Etat, dont l’un est chargé des PTT ! Curieux ce fossé entre le discours du Président et le niveau de la représentation ! Mais, comme nous allons le voir, cela aura des conséquences historiques, notamment pour la Grèce !
Nous procédons de manière révolutionnaire vis à vis du Gouvernement soviétique car sont invités les Présidents des républiques fédérées de la Mer Noire : Moldavie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie et Ukraine. Tous sont venus et chacun tient à disposer d’une place avec le drapeau et le nom de son pays alors que normalement et à part l'Ukraine ils devraient s'asseoir, en tant que républiques fédérées, au deuxième rang, derrière le Ministre de Moscou !
Le Forum de Crans Montana est fier, à cette occasion de leur avoir donné la première opportunité, prémonitoire, d'être visibles en tant qu'Etats - prochainement - indépendants.
La veille au soir, Jean Lecanuet, importante personnalité politique française et Président de la Commission des Affaires Etrangères du Sénat qui préside cette Conférence avec Jacques Kosciusko-Morizet au nom de la Fondation, décide de réunir après le dîner les participants dans un salon de l’Hôtel où les personnalités sont logées.
Jean Lecanuet, l'un des pères du Forum de Crans Montana préside la réunion des Etats de la Mer Noire à mes côtés.
Tout le monde est là. Sauf les Turcs ! On décide de les attendre. On appelle leur hôtel, ils ne répondent pas, j'envoie un émissaire taper à leur porte. Ils dorment. Ils sont épuisés. On commence sans eux. On se met d’accord sur l’agenda de la réunion et, dans un esprit d’ouverture, Jean Lecanuet ajoute :
- « Je constate que M. Velayati, le ministre iranien des Affaires étrangères et M. Samaras, le ministre des Affaires étrangères grec sont là. Je propose de les inviter à la table de la Conférence en tant qu’observateurs. Ce sera une manière de mettre à profit le caractère non-officiel de cette réunion et de parler plus largement de nombreux thèmes d'intérêt commun ». Accord unanime des participants qui trinquent alors, toujours en l'absence des turcs, à la réussite de l'événement du lendemain.
Le lendemain matin, la conférence débute à neuf heures suivant les indications de M. Lecanuet. C’est à partir de ce moment qu’une série de faits imprévisibles vont se produire. Un des mes collaborateurs a placé, selon mes instructions, les délégations autour de la table dans l’ordre alphabétique français. Mais, par une mégarde qui deviendra historique, il a inséré l’Iran et la Grèce dans la liste alphabétique alors que je pensais les mettre à une table séparée en tant qu’observateurs. Le Gouvernment suisse a, de son côté, envoyé une délégation d'observateurs.
Vladimir Sherbakov arrive en premier dans toute sa majesté de Premier Vice-Premier Ministre de l’Union Soviétique entouré de ses nombreux collaborateurs qui s'affairent autour de lui. Il vient vers moi et fulmine :
- « L’Union Soviétique est une. Elle est maître de sa politique étrangère. Que font nos républiques fédérées à cette table de conférence avec leur nom et leur drapeau au même titre que moi ? Tout au plus, ils doivent être assis derrière moi avec un seul drapeau : le mien ! »
Jean Lecanuet fait alors montre de la plus exquise diplomatie. J'explique que nous ne sommes pas aux Nations Unies et que l’intérêt de telles rencontres est justement de permettre à chacun de s’exprimer en toute liberté et sans protocole aucun. Comme il m'apprécie et que nous sommes loin de tout, à la montagne, il finit par accepter. C’est un homme brave mais aussi un homme redoutable. Il doit savoir ce qu'il fait. Ainsi les drapeaux de la Moldavie, de la Géorgie, de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de l’Ukraine flotteront-ils autour d’une table de conférence internationale, pour la première fois à Crans Montana en juin 1991.
La séance s’ouvre. Les Turcs ne sont pas là. Ils ne se sont pas réveillés. Finira-t-on par les voir ? Lecanuet retrace l’histoire de la Mer Noire en terminant par l’analyse des perspectives de coopération dans cette région. Puis il ajoute de manière totalement imprévue et sur le ton brillant dont les plus grands politiques commettent ce genre d'erreur :
- « Je salue le ministre des Affaires Etrangères de l’Iran et le ministre de la Grèce. En ce qui concerne la Grèce, je la vois assise au centre de cette assemblée et cela me donne une idée. Je propose qu’elle soit admise dès maintenant dans le Conseil de Coopération de la Mer Noire et ce, à part entière car son rôle ne peut y être contesté. Je dois vous dire que compte tenu du niveau des participants à cette Conférence, votre décision aura force de loi bien que la réunion soit en soi informelle. Y-a-t-il des avis contraires ? »
A cet instant très précis les deux délégués turcs - on pourrait les prendre pour deux techniciens du forum - font leur entrée dans la salle, à demi-réveillés. Personne ne les remarque vraiment lorsqu'ils s'installent à leur place restée vide. Visiblement la nuit a été dure. Ils prennent le temps de s’installer, manipulent leur casque de longues minutes afin de trouver le bon canal et dénouent le fil. Le temps qu’ils procèdent aux réglages, on est déjà passé à l’ordre du jour et le train de l’Histoire est passé sous leur nez....
Aucune opposition ! La Grèce est, de cet instant, Membre du Conseil de Coopération de la Mer Noire !
Andonis Samaras, ministre grec des Affaires Etrangères rayonne. Il exulte. Alors qu'il n'espérait même pas être admis comme observateur, il devient membre du Conseil en un tour de main. Il se lève, vient vers moi, m'embrasse, et me demande l’autorisation de faire entrer sa télévision. La salle s’illumine des projecteurs. Il devient la vedette d’un instant sous les yeux incrédules de la délégation turque qui ne comprend rien à ce qui se passe et qui cherche à s'informer. Mais ils ne parlent que turc et la traduction parle d'autre chose.
Plus personne ne contestera la place de la Grèce dans ce Conseil de la Mer Noire. Le lendemain toute la presse grecque fête cet événement et Samaras fera un triomphe au Parlement.
Un diplomate suisse, observateur de la Conférence et assis à mes côtés, me confie alors :
- « Je serais l’un de ces Turcs, et connaissant Ozal, je demanderais immédiatement l’asile politique en Suisse ! »
Edition 2000 du Forum de Crans Montana. Un débat sur «l’intégration de l’Afrique», est organisé en fin de journée que Joseph Deiss, Ministre suisse des Affaires Etrangères, demande à présider. J. Deiss est fribourgeois, il est professeur et cet état marque un comportement social assez distant et réservé. Il est aussi toujours ponctuel ce qui n'est pas étranger à cette charmante histoire.
La vedette de ce débat est le Président du Ghana Jerry Rawlings. Il est réputé pour son talent d'orateur mais aussi sa qualité de visionnaire. La salle est comble en cette fin de journée du samedi.
Le ministre suisse, au cours de la semaine qui a précédé le Forum m'a bien fait comprendre qu'il a un mayen à Haute-Nendaz, c'est à dire à quarante minutes de voiture de Crans-Montana. Il y a invité des amis pour une raclette et il est hors de question qu'il arrive chez lui après huit heures du soir, ce qui signifie un départ de Crans-Montana à 19:15 au plus tard. La séance commençant à 18:00 heures, elle sera donc de 75 minutes, pas une de plus.
En tant que Président de séance, Joseph Deiss va donc avoir pas mal de difficultés à gérer, en un temps si court, ses sept orateurs parmi lesquels, naturellement, Jerry Rawlings mais aussi Hage Geingob Premier Ministre de Namibie, Caetano N’Tchama Premier Ministre de Guinée-Bissau, Bonaya A. Godana Ministre des Affaires étrangères du Kenya, Francis K. Muthaura Secrétaire Exécutif de la Coopération Est-Africaine et Catherine Lalumière ancien Secrétaire Général du Conseil de l'Europe.
En effet, il est habituel au Forum de donner la parole à chaque orateur pour une introduction limitée dans le temps et de garder ensuite une plage suffisante pour permettre les échanges avec la salle. Cela nécessite beaucoup de discipline au niveau des temps de parole. Or, gérer un Chef d'Etat, de surcroit très brillant, deux premiers ministres et d'autres orateurs qui n'ont pas l'intention de céder leur avantage, n'est pas chose facile.
Jerry Rawlings est une personnalité totalement extraordinaire et toujours imprévue. Pilote et lieutenant-colonel de l’armée de l’air, formé au Royaume-Uni, il a pris le pouvoir au début des années 80 lors d’un coup d’Etat à l’issue duquel les tyrans renversés furent liquidés publiquement. Il est devenu depuis une personnalité considérée comme le père de la démocratie moderne africaine. Belle évolution !
La cinquantaine massive mais agile, vêtu d’une tenue ghanéenne traditionnelle, s’exprimant dans un anglais parfait avec une voix de baryton, Jerry Rawlings, en tant que Chef d'Etat, ouvre le débat en engageant, un époustouflant monologue sur le « destin africain ». Il est debout, a détaché le micro de son support, arpente l'estrade de gauche à droite en appuyant son discours de gestes dignes d'un prédicateur américain. La salle est rivée à son discours, les gens se lèvent, applaudissent à tout rompre, commentent... L'atmosphère est extraordinaire La salle est subjuguée.
Le problème, car il faut bien revenir à cette raclette de Haute-Nendaz, c'est que le temps passe. Rawlings ne s'arrête pas, il joue en solitaire en s'étant extrait de la ligne des fauteuils où les orateurs sont assis. Plus personne ne peut rien faire, surtout pas moi, car on ne coupe pas la parole à un Chef d'Etat. L'horloge défile provoquant un stress nerveux au niveau de la présidence du débat...
La salle elle, en redemande et le fait savoir ! Une heure a passé, au lieu des 10 minutes accordées à chacun des intervenants par le président de séance. Et encore ! Quand va-t-il s'arrêter ? Et puis il y a les autres orateurs ! On est partis pour la nuit et c'est ce qui va se passer.
A plusieurs reprises, Joseph Deiss tente d’interrompre avec une courtoisie difficile à exprimer car le Président ghanéen est debout et bouge sans arrêt alors que J. Deiss est assis. Les télévisions africaines sont là. On ne peut pas faire n'importe quoi. Comment attraper sa manche pour lui lancer un signal ? Mobiliser l'attention d'un orateur en transe qui plus est Chef d'Etat, voilà la question.
Une ou deux fois il arrive à saisir un bout de la chemise de Rawlings pour lui faire un signe, le supplier d'écourter. Aucun effet ! Finalement, J. Deiss arrive à poser fermement son bras sur celui du Président et lui fait signe des yeux que ce n'est plus possible... Ah cette raclette entre amis !
A ce moment là, Rawlings s'arrête, semble profondément dérangé, change de ton, se tourne vers J. Deiss, je vois son visage en sueur, ses yeux encore dans la transe qui est la sienne, il s'adresse au Ministre des affaires étrangères suisses, toujours avec sa voix de Pavarotti :
- Dites-moi, Monsieur Deiss, vous êtes bien Ministre ?
J. Deiss décontenancé : Oui Monsieur le Président...
- Eh bien moi je suis Président et vous vous êtes Ministre. Alors je parle et quand j'aurai terminé, je le ferai savoir !
C'était à prévoir. Mais la brutalité du récit ne reflète pas le ressenti de cette scène. En effet, fidèle à son personnage Jerry Rawlings a prononcé ces mots avec un sourire séduisant et ravageur propre à tout faire pardonner !
Le ministre suisse sourit faiblement dans sa désespérance et, faisant un signe à son collaborateur pour qu'il fasse retarder l'allumage du four à raclette, se résigne à passer là une soirée longue mais manifestement passionnante et magnifique !
La cohabitation Chirac/Mitterrand a cessé.
Edouard Balladur n'est plus au gouvernement. Il quitte un ministère multi-directionnel que l'on avait qualifié de "porte-avions". L’ancien ministre d’Etat mais pas encore Premier Ministre de la future seconde cohabitation et son épouse acceptent de participer au Forum de Crans Montana. Tout cela semble sympathique et intéressant. L'homme a en effet des choses à dire et, élément non négligeable il les dit bien.
Et puis, pour tout avouer, il y a longtemps que j'ai envie de voir ces fameuses chaussettes cardinalices rouge sang, spécialité de la maison Gammarelli que M. Balladur est connu pour porter avec délectation. Les photos se succèdent dans la presse sur lesquelles il laisse complaisamment apparaître le rouge écarlate de ses chaussettes. On dit qu'il les commande par dix chez Garammelli à Rome !
La maison Gammarelli a été fondée dans les années 1790 à Rome. C'est une institution ! Depuis 1798, sans interruption, elle habille les Papes. Six générations de tailleurs ont fait la renommée de cet établissement prestigieux qui a toujours fait preuve d’un sens aigu du beau et du travail bien fait. Et la technique, ici, n’a rien changé. Jusqu’aux boutonnières, tout est fait à la main. La noblesse des matières premières et l'expérience des siècles permettent aux Gammarelli de fournir au Pape des vêtements uniques et parfaits ! C'était bien la moindre des choses pour l'un des piliers de l'aristocratie de la République.
J'ai tellement entendu parler de ces chaussettes que je veux me rendre compte de l'effet et ne rien manquer ! A la montagne, en plus, cela devient savoureux.
Les Balladur, cela a été annoncé, sont accompagnés de leur collaborateur, Nicolas Bazire, encore peu connu, et d'un officier de sécurité comme il sied à tout ancien ministre français digne de nom. En clair un policier désenchanté, sorti du cadre quotidien et affecté aux valises lorsqu'on voyage et aux sacs Chanel et Fauchon lorsque Madame fait ses courses.
Ils doivent normalement arriver le vendredi après-midi, alors que le Forum a déjà débuté depuis le jeudi, se rendre directement dans notre Hôtel "amiral" où sont logées les hautes personnalités (cet hôtel faisait à l'époque les délices de nos invités de marque quand Alain Morard, un hôtelier valaisan que ne renierait pas Ritz - également valaisan - en assurait la direction avec brio, tact et compétence. Malheureusement les choses changent...).
Je suis donc en pleine séance du Forum car les travaux battent leur plein. Mon portable sonne. C'est Alain Morard qui m'appelle depuis l'hôtel :
- Monsieur et Madame Balladur sont à l'Hôtel. Il viennent d'arriver mais ils repartent i.m.m.é.d.ia.t.e.m.en.t... Venez vite ! Il y a un drame - Je sens une voix désespérée et gênée qui ne peut vraiment s'exprimer.
Ca commence bien ! Je sais que M. Balladur n'est pas un homme simple, que c'est une personne au port royal, susceptible, difficile dans ses rapports humains et distante, qu'il est très soucieux de la déférence attachée à son personnage et à son rang que tout montre exceptionnel. Mais je ne vois pas ce qui peut justifier qu'il soit déjà fâché ! Je ne l'ai pas encore vu ! Que s'est-il passé ?
J'interromps mes activités du moment, saute dans la voiture et me précipite à l'hôtel, surpris, curieux et contrarié. C'est vrai, je n'invite pas des personnalités pour qu'elles ne soient pas satisfaites et se fâchent. Le Forum doit être une expérience agréable et intéressante. Il doit l'être aussi pour Balladur !
A la réception de l'hôtel, je trouve Edouard Balladur et son épouse, manifestement contrariés, dans tous leurs états, accoudés au comptoir de la Réception avec leurs collaborateur et garde du corps également debout, les valises au pied, légèrement en retrait.
L'incident, car il y en a un, vient du fait que l’Hôtel dont je parle ne comporte que 63 chambres. Nous y logeons les Chefs d'Etat, les Chefs de Gouvernement, Ministres et hautes personnalités. Il est manifestement l'endroit le plus agréable et le plus confortable de la station. Tout le monde se bat pour y être hébergé.
Mais comme le Forum accueille environ 100 pays à chaque session, on ne peut naturellement y accueillir ni collaborateurs, ni Ambassadeurs - qui se battent d'ailleurs bec et ongles - ni sécurité. Dans le cadre d'un accord que j'ai passé avec la Police Fédérale et la Police Cantonale du Valais, c'est l'hôtel tout entier qui est sécurisé. C'est donc l'endroit le plus sûr de la station. Des Chefs d'Etat parmi les plus importants l'ont très bien compris et se félicitent de se retrouver le soir au bar avec leurs collègues étrangers sans escorte ni assistants. C'est une garantie d'excellente ambiance.
Edouard Balladur, lui, ne l'entend pas de cette oreille. Il est tout simplement furieux. Il s'adresse à moi, du regard et de la parole, comme on parlerait au contrôleur du train qui vient de laisser s'envoler votre billet aller et retour par inadvertance. Je ne suis pas salué. Il attaque d'emblée :
- Monsieur, l'heure est grave. Nous comptons repartir ! J'observe que mes collaborateurs ne peuvent loger dans des chambres attenantes à la mienne. C’est inacceptable. Je travaille en permanence, savez-vous et même souvent tard la nuit. Monsieur Bazire ne saurait être loin de moi. Quant à mon garde du corps, il doit rester aussi près de moi pour des raisons évidentes !
Je jette un coup d'oeil aux deux compères chargés pour l'instant des valises, juste derrière lui. Peine perdue. Ils ont le regard dans le vague et attendent de voir l'évolution des événements en se mêlant le moins possible de la situation...
J'explique alors à mon éminent invité les conditions dans lesquelles fonctionne cet hôtel, ce qui le rend d'autant plus attrayant pour les participants de haut niveau puisqu’ils se retrouvent exclusivement entre eux.
Mais Edouard Balladur ne m'écoute pas, ne m'entend pas. Il n'a pas l'intention de m'écouter. Je l'ennuie par définition. Qu'il soit là lui, une si éminente personnalité, bloqué à la réception d'un hôtel, en train de parler de choses aussi vulgaires, est déjà insupportable. Je ne l'intéresse tout simplement pas. Il parle en fixant une ligne au dessus de ma tête. Je n'ai aucun regard à accrocher. Il demeure d'une fermeté pontificale alors qu'il est mon invité comme cela m'a été demandé. Je me sens tout de même atteint. Je ravale ma salive et m'apprête à relancer des explications car, finalement, je suis tout de même chez moi. Il m'interrompt alors que, ma bouche venant de s'ouvrir, je n'ai pas encore prononcé un mot :
- « Monsieur, ou bien vous procédez selon notre désir ou bien nous quittons immédiatement cet endroit ! N'est-ce pas Marie-Josèphe ? »
Je ne m'attends pas, à ce moment là, à ce que sa femme le démentisse un seul instant... Alain Morard, le patron de l'hôtel, qui assiste à cette scène affligeante et que je vois dévasté par cette situation me fait alors un signe et me murmure à l'oreille :
- « Deux désistements viennent de se produire, on peut tout arranger. »
Avec mon accord donné d'un regard, il confirme alors à l'ancien ministre que, finalement, tout le monde sera logé dans son hôtel et que l'incident est clos.
Soulagement, le groupe opère un demi-tour et se dirige majestueusement vers l'ascenseur puis les appartements. Pas un mot.
Je n'ai même pas regardé les chaussettes !
Le reste du séjour se passera agréablement cependant, la question des chambres étant résolue..l
Image apaisée de l'homme tranquillisé...
J'ai eu la chance de connaître la quasi-totalité des acteurs des accords de Dayton avec lesquels j'ai travaillé longtemps en proximité avec mon grand et regretté ami Richard Holbrooke. L'un d'entre eux est une grande figure de la Bosnie-Herzégovine. Il en fut le Président : Alija Izetbegovic.
Printemps 1995 (les accords seront signés en décembre de la même année). La guerre est toujours un phénomène douloureux et lancinant en Bosnie-Herzégovine. Je réponds à son invitation et décide de rendre visite au Président Izetbegovic à Sarajevo pour parler de la situation et, plus précisément de sa venue au Forum que j'organise à Malte à l’automne suivant. Le programme comprend naturellement un panel dédié à la sécurité dans les Balkans ! Il doit absolument en être.
A ce moment là, aucune ligne aérienne ne dessert Sarajevo. Les compagnies privées refusent de s’y poser car leurs compagnies d’assurance ne les couvrent pas. Il ne reste qu’une solution : prendre un avion des Nations Unies à Zagreb, en Croatie. J’obtiens l’autorisation du Secrétaire Général des Nations-Unies et arrive, dans ce but, un soir à Zagreb. Il fait froid et humide. Les hôtels de la capitale croate ne sont pas encore ce qu'ils sont aujourd'hui. Je dîne avec le Premier Ministre qui me dresse un tableau inquiétant de la situation. La Croatie peine à se démarquer de la guerre, contrairement à la Slovénie qui a su se préserver avec une habileté rare. Au point d'ailleurs d’atteindre un niveau économique qui la mettra dans le peloton de tête pour l’adhésion à l’Union Européenne.
L’ambassadeur de Bosnie est très concerné par ma visite. Il me prend à l’hôtel le lendemain matin et nous nous dirigeons vers l’aéroport de Zagreb. Je me rends au terminal des Nations- Unies, une véritable forteresse.
Je pénètre dans le périmètre de sécurité après avoir été contrôlé par la police croate, puis je suis présenté à un officier tunisien en tenue de combat qui épluche mes papiers. Je me dirige ensuite vers un guichet où officie un Suédois. Mon sac est pris en charge par des militaires indiens. J’arrive enfin au contrôle des rayons X où opèrent deux gendarmes français ! C'est vraiment les Nations Unies. Je suis finalement admis dans une salle d’attente où se tiennent des militaires en treillis qui fument cigarette sur cigarette. Il faut maintenant attendre l’avion.
Soudain les gendarmes français reviennent brutalement vers moi :
- « Où sont votre casque et votre gilet pare-balles ? Vous ne pouvez pas embarquer si vous n’en avez pas, c’est le règlement ! »
Méchante surprise. Je suis là tout seul, l’ambassadeur bosniaque est parti. Comment trouver ce matériel ? Ma modeste carte officielle et colorée de Conseiller du Commerce Extérieur que je présente en plein désespoir va se révéler magique. Ne jamais désespérer. Les gendarmes font alors tout leur possible. Tandis que les hélices du gros porteur militaire aux couleurs des Nations Unies tournent déjà, ils arrivent avec un casque et un gilet pare-balles qui pèse bien ses vingt kilos.
Dans cet énorme avion, je suis assis, seul civil, avec des militaires de part et d’autre sur des sièges en toile. Au milieu de la carlingue très bruyante, d’énormes containers de matériel occupent toute la place. Le vol se fait au ras du sol, en suivant les reliefs montagneux. Nous nous posons finalement sur l’aéroport de Sarajevo transformé en base militaire. La voiture qui m’attend est un blindé blanc, conduit par des Suédois silencieux. Dès que la porte est verrouillée ils démarrent en trombe et nous traversons Sarajevo à une vitesse incroyable, pour des raisons de sécurité me dira-t-on plus tard. Plus on va vite, moins on est une cible
Arrivé au pied du Palais présidentiel, j'entre dans cette grande bâtisse triste et mal éclairée. Il faut monter à l'étage. Les gardes que je rencontre me dévisagent tout aussi tristement. Il faut dire que je pourrais me présenter au casting de la Grande Vadrouille. Mon casque est trop petit donc surmonte ma tête de manière un peu ridicule. Quant au lourd gilet, je n'en parle même pas. Je monte au premier. Je suis introduit dans un salon sans lumière ni chauffage. Des canapés défoncés font office de sièges. Derrière une grande tenture, la fenêtre a été arrachée. Un trou béant a été bouché par un voile de plastique qui protège mal du vent glacé tout en claquant régulièrement.
Le Président entre, vêtu d’un manteau et d’une grosse écharpe. Il porte d'énormes pantoufles que les français appellent des Charentaises. Visiblement il n'est pas réchauffé. Dans la pénombre, nous parlons longuement à mi-voix comme il le fait d’habitude en approchant son visage du mien. Ses yeux sont rayonnants, pleins d’espoir et de résolution. Il est manifestement content de ma visite. Il me demande, ce qui me semble d'abord étrange, de lui parler du fédéralisme suisse. Pour lui, c’est l’exemple de ce qu’il faut faire en Bosnie. Il a finalement raison. Il m’informe alors des pourparlers en cours et de cette situation qui, quel que soit l’angle sous lequel on se place, semble inextricable. Il se confie avec émotion, me parle de ses espoirs et de ses déceptions humaines, de ce rôle qu'il pense le dépasser, de tous ces malheurs... Des mots que je n'ai pas le droit de répéter tellement ils me sont livrés dans le secret et l'amitié. Ils sont destinés à disparaitre comme pour magnifier l'honneur de la confidence. Un moment émouvant !
Quelques heures passent. Il se ressaisit.
- Vous devez avoir faim ?
Il a organisé pour moi un déjeuner dans un bistro du vieux Sarajevo, en montant juste après le pont à gauche, le long de la rivière (les initiés reconnaitront l'endroit). Il a tout d'abord quelques détails à régler. Alors il me suggère de visiter la ville avant que nous ne nous retrouvions pour le repas.
Je repars donc dans le blindé avec un Officier auquel il a donné quelques instructions. Le blindé s'arrête sur une place où se trouve une magnifique mosquée. Je descends pour la regarder, prends mon temps puis m'arrête un moment pour contempler cette belle ville enserrée de si hautes montagnes.
- « Marchez, monsieur ! » m’ordonne l’officier qui est à mes côtés !
Là je trouve qu'il en fait un peu trop. Nous sommes pressés mais je vais quand même prendre quelques minutes pour contempler ce monument.
- « Marchez, monsieur ! » m’ordonne de nouveau l’officier !
J'ai l'intention de lui dire quelques mots sentis lorsqu'il comprend, vient vers moi et m'explique en souriant
- « Dès que vous vous arrêtez, vous devenez une cible pour les snipers qui sont dans la montagne et qui aiment bien viser à l’aisselle, là où le gilet est ouvert !»
Je comprends de manière instantanée et réagis de même. Je suis courageux mais pas téméraire. Je n'ai pas l'intention de mourir à Sarajevo. Je me précipite et m'engouffre sans discuter dans le blindé en heurtant le cadre de la porte avec mon casque. J'ai tout de même une certaine peur rétrospective. Nous filons au restaurant.
En fin d’après-midi je suis pris en charge par Mohamed Sacirbey qui après avoir été le Ministre des affaires Etrangères de la Bosnie deviendra ambassadeur à New-York. Il m’emmène dans un restaurant en sous-sol où, malgré la situation ou plutôt du fait de la situation, la jeunesse de Sarajevo s’amuse comme à Saint-Germain-des-Prés. C’est toujours ainsi : quand il y a la guerre, le besoin de se défouler est de plus en plus fort. Les gens boivent, dansent, chantent. Il faut essayer d’oublier.
Mais je dois aussi passer la nuit sur place car le prochain avion des Nations Unies ne repart que le lendemain...
M. Sacirbey me conduit à l’hôtel Holiday Inn. J'ai mis des années à réaliser pourquoi je sentais de si mauvaises ondes dans ce bâtiment. Il a été de fait le quartier général de Karadcic. Il vaut mieux ne pas imaginer ce qui a pu se passer entre ces murs. Pour l'instant je ne le sais pas et ça vaut mieux.
Le hall est une vraie cathédrale de silence, tristesse, froideur et de nuit. Un pseudo réceptionniste triture derrière un méchant comptoir une vieille radio qui crache plus qu'elle ne diffuse quoi que ce soit. Ce n'est pas rassurant, Je vais dormir là... Des ombres curieuses se promènent silencieusement dans l’entrée. Des jeunes gens, armés jusqu’aux dents sont au bar et parlent fort.
Après bien des hésitations, on m'attribue « ma » chambre. Deux étages à pieds, ne parlons pas d'ascenseur ni d'électricité. La fenêtre a tout simplement été emportée par un obus. Il fait froid à mourir et je n'aime pas ça. M. Sacirbey envoie son chauffeur trouver un chauffage de fortune au ministère. Je vais tenter de dormir dans cet univers étrange et inhospitalier. A deux heures de Paris !
Le lendemain matin, départ en trombe vers l’aéroport. Je n'exige pas de petit-déjeuner ! Vite partir, c'est ce qui peut m'arriver de mieux après cette nuit horrible et ma toilette dans une salle de bain sans fenêtre ni lumière ni eau chaude !
A l'aéroport, je découvre avec stupeur que le tout puissant Représentant des Nations Unies (il y a un livre à écrire sur ces proconsuls) a annulé tous les vols vers Zagreb. Je me sens mal parti.
J’aperçois des militaires français et me présente à un lieutenant qui me rassure :
- « Vous partirez, j’en fais mon affaire. Asseyez-vous là et attendez ! »
Je deviens très sage de peur que tout cela ne tourne au vinaigre. Après quelques heures il revient.
- « J’ai un avion pour Split mais vous devrez voyager avec le cercueil d’un Casque Bleu. Désolé. A votre arrivée à Split, vous monterez au premier étage de l’aéroport. Vous trouverez un bureau où vous pourrez acheter un billet pour Zagreb ».
Il m’offre enfin un vrai café et nous partons, toujours en rase-mottes pour Split, ville historique de la Croatie, mon compagnon de voyage décédé que je ne connais pas et moi.
L’aéroport de Split est une véritable fourmilière ! Des centaines de militaires de toutes les nationalités se croisent et s'agitent dans tous les sens. C'est la plaque tournante de l'engagement en Bosnie. Impossible d’accéder au premier étage. On ne peut même pas monter l'escalier ! Aucun tableau d’affichage ni annonces... Que faire ?
Au moment d’entrer dans une cabine téléphonique d’où je voudrais prévenir Genève, je heurte une jeune femme accroupie par terre avec son ordinateur, en train d’envoyer des messages électroniques par téléphone. C’est ma chance. Il s’agit de Mabel Smith, la collaboratrice de George Soros, animatrice de sa Fondation « Peace in the Balkans » et dont on parlera beaucoup plus tard notamment lors de son mariage princier. Mais c'est une autre question et qui ne me concerne pas.
- « Je m’occupe de toi Jean-Paul ! Nous n’avons pas besoin de billet. Ici, c’est premier arrivé, premier servi…»
Nous traversons l’aéroport, passons un contrôle grâce au large sourire ensoleillé de Mabel et nous précipitons en courant vers un avion prêt à partir pour Zagreb et dont la porte est ouverte. Nous nous y installons et attachons les ceintures. Nous sommes suivis par une foule de gens qui se bousculent dans tous les sens, prennent place et, pour ceux qui n’en trouvent pas, ressortent l’air dépité de l’avion.
C’est ainsi que je regagnerai Zagreb pour y prendre une correspondance Lufthansa et enfin rentrer au bercail.
Le 13 juin dernier, le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres et le Président du Forum économique mondial (WEF) Klaus Schwab ont signé un partenariat pour «accélérer la mise en œuvre de l’agenda 2030 pour le développement durable». L’alliance, faite en toute discrétion, est pour le moins controversée.
Long de quatre pages, l’accord entre l’ONU et le WEF regorge de d’objectifs aussi ambitieux que déclamatoires. Y sont réunis tous les ingrédients pour un monde heureux et égalitaire: climat, égalité des genres, santé, éducation… Pourtant, aussi grandiloquent qu’il soit, le texte semble embarrasser l’ONU. L’organisation n’a même pas pris la peine de le publier sur son site internet.
En fait, ce partenariat aurait presque pu passer complètement inaperçu s’il n’avait pas été récemment dénoncé dans une lettre cosignée par près de 400 ONG – dont Public Eye (anciennement Déclaration de Berne). Adressée à Antonio Guterres, la missive demande à l’ONU de purement et simplement mettre fin à cette collaboration jugée «fondamentalement contraire à la Charte des Nations Unies». Les ONG voient d’un très mauvais œil la soudaine place de choix accordée aux multinationales du WEF dans le processus décisionnel onusien. Elles considèrent que cet accord remet en question le fondement même du fonctionnement démocratique des Nations Unies.
Formalisation écrite du lobbyisme du WEF
Des raisons de s’inquiéter pour la bonne santé démocratique onusienne, il y en a effectivement un certain nombre lorsque l’on se penche sur les quatre pages de ce «cadre de partenariat stratégique». Le texte stipule d’emblée que les deux institutions s’aideront mutuellement à «accroître leur rayonnement, à partager des réseaux, des communautés, des connaissances et des compétences». Et ce n’est que le début.
Cette formalisation écrite du lobbyisme que pourra exercer le WEF au Palais des Nations devient en effet de plus en plus décomplexée au fur et à mesure des pages. On y apprend par exemple que le club de Davos et l’ONU pourront utiliser leurs plateformes de communication respectives afin d’accroître la visibilité des thèmes sur lesquels ils se sont mis d’accord. Le point d’orgue se trouve peut-être dans l’un des derniers paragraphes, qui laisse la possibilité d’une «planification prévisionnelle et avancée pour une coopération et un impact plus efficaces».
Du «Bluewashing»
S’il est difficile de dire à quel point ce partenariat permettra aux multinationales d’influencer les décideurs onusiens sur les mesures qui les concernent directement – le texte reste malgré tout assez vague – il leur fournit dans tous les cas une opportunité unique d’embellir leur image auprès du grand public. C’est ce que Public Eye appelle le «Bluewashing»: derrière une communication humaniste amplifiée et légitimée par des partenariats avec les Nations Unies, les multinationales ont l’occasion de détourner du débat public les sujets sur lesquels elles ont un peu moins de quoi se gargariser (extraction de minerais, pompage d’eau, pesticide et autres performances peu compatibles avec les droits humains).
Il serait néanmoins naïf de penser que les membres du WEF se contenteront d’embellir leur image à travers ce rapprochement avec l’ONU. Comme le rappelle Public Eye, le Forum de Davos avait établi il y a déjà une dizaine d’années une stratégie visant à réformer la gouvernance mondiale. Nommé Global Redesign Initiative, ce modèle de gouvernance dit de «multipartite» est décrit dans un document de 600 pages plaidant en faveur d’une intégration encore plus importante des entreprises privées au sein du système onusien. Le partenariat signé le 13 juin peut en ce sens être vu comme un aboutissement.
La légitimité des Nation Unies en question
Alors que les Nations Unies souffrent des coupes budgétaires infligées par les Etats-Unis et que la méfiance envers les élites mondiales et économiques grandit un peu partout dans le monde, ce partenariat avec le Forum de Davos risque de saper encore un peu plus la légitimité de l’ONU auprès du public. C’est certainement pour cette raison que l’administration d’Antonio Guterres est si peu bavarde à propos de cet accord. Seulement, cela ne fait qu’amplifier l’impression que le multilatéralisme se fait de façon opaque par une poignées de privilégiés. Ce n’est pas ce qui apaisera les âmes révoltées.
Reprise d’un article du Journal suisse Le Temps