La cohabitation Chirac/Mitterrand a cessé.
Edouard Balladur n'est plus au gouvernement. Il quitte un ministère multi-directionnel que l'on avait qualifié de "porte-avions". L’ancien ministre d’Etat mais pas encore Premier Ministre de la future seconde cohabitation et son épouse acceptent de participer au Forum de Crans Montana. Tout cela semble sympathique et intéressant. L'homme a en effet des choses à dire et, élément non négligeable il les dit bien.
Et puis, pour tout avouer, il y a longtemps que j'ai envie de voir ces fameuses chaussettes cardinalices rouge sang, spécialité de la maison Gammarelli que M. Balladur est connu pour porter avec délectation. Les photos se succèdent dans la presse sur lesquelles il laisse complaisamment apparaître le rouge écarlate de ses chaussettes. On dit qu'il les commande par dix chez Garammelli à Rome !
La maison Gammarelli a été fondée dans les années 1790 à Rome. C'est une institution ! Depuis 1798, sans interruption, elle habille les Papes. Six générations de tailleurs ont fait la renommée de cet établissement prestigieux qui a toujours fait preuve d’un sens aigu du beau et du travail bien fait. Et la technique, ici, n’a rien changé. Jusqu’aux boutonnières, tout est fait à la main. La noblesse des matières premières et l'expérience des siècles permettent aux Gammarelli de fournir au Pape des vêtements uniques et parfaits ! C'était bien la moindre des choses pour l'un des piliers de l'aristocratie de la République.
J'ai tellement entendu parler de ces chaussettes que je veux me rendre compte de l'effet et ne rien manquer ! A la montagne, en plus, cela devient savoureux.
Les Balladur, cela a été annoncé, sont accompagnés de leur collaborateur, Nicolas Bazire, encore peu connu, et d'un officier de sécurité comme il sied à tout ancien ministre français digne de nom. En clair un policier désenchanté, sorti du cadre quotidien et affecté aux valises lorsqu'on voyage et aux sacs Chanel et Fauchon lorsque Madame fait ses courses.
Ils doivent normalement arriver le vendredi après-midi, alors que le Forum a déjà débuté depuis le jeudi, se rendre directement dans notre Hôtel "amiral" où sont logées les hautes personnalités (cet hôtel faisait à l'époque les délices de nos invités de marque quand Alain Morard, un hôtelier valaisan que ne renierait pas Ritz - également valaisan - en assurait la direction avec brio, tact et compétence. Malheureusement les choses changent...).
Je suis donc en pleine séance du Forum car les travaux battent leur plein. Mon portable sonne. C'est Alain Morard qui m'appelle depuis l'hôtel :
- Monsieur et Madame Balladur sont à l'Hôtel. Il viennent d'arriver mais ils repartent i.m.m.é.d.ia.t.e.m.en.t... Venez vite ! Il y a un drame - Je sens une voix désespérée et gênée qui ne peut vraiment s'exprimer.
Ca commence bien ! Je sais que M. Balladur n'est pas un homme simple, que c'est une personne au port royal, susceptible, difficile dans ses rapports humains et distante, qu'il est très soucieux de la déférence attachée à son personnage et à son rang que tout montre exceptionnel. Mais je ne vois pas ce qui peut justifier qu'il soit déjà fâché ! Je ne l'ai pas encore vu ! Que s'est-il passé ?
J'interromps mes activités du moment, saute dans la voiture et me précipite à l'hôtel, surpris, curieux et contrarié. C'est vrai, je n'invite pas des personnalités pour qu'elles ne soient pas satisfaites et se fâchent. Le Forum doit être une expérience agréable et intéressante. Il doit l'être aussi pour Balladur !
A la réception de l'hôtel, je trouve Edouard Balladur et son épouse, manifestement contrariés, dans tous leurs états, accoudés au comptoir de la Réception avec leurs collaborateur et garde du corps également debout, les valises au pied, légèrement en retrait.
L'incident, car il y en a un, vient du fait que l’Hôtel dont je parle ne comporte que 63 chambres. Nous y logeons les Chefs d'Etat, les Chefs de Gouvernement, Ministres et hautes personnalités. Il est manifestement l'endroit le plus agréable et le plus confortable de la station. Tout le monde se bat pour y être hébergé.
Mais comme le Forum accueille environ 100 pays à chaque session, on ne peut naturellement y accueillir ni collaborateurs, ni Ambassadeurs - qui se battent d'ailleurs bec et ongles - ni sécurité. Dans le cadre d'un accord que j'ai passé avec la Police Fédérale et la Police Cantonale du Valais, c'est l'hôtel tout entier qui est sécurisé. C'est donc l'endroit le plus sûr de la station. Des Chefs d'Etat parmi les plus importants l'ont très bien compris et se félicitent de se retrouver le soir au bar avec leurs collègues étrangers sans escorte ni assistants. C'est une garantie d'excellente ambiance.
Edouard Balladur, lui, ne l'entend pas de cette oreille. Il est tout simplement furieux. Il s'adresse à moi, du regard et de la parole, comme on parlerait au contrôleur du train qui vient de laisser s'envoler votre billet aller et retour par inadvertance. Je ne suis pas salué. Il attaque d'emblée :
- Monsieur, l'heure est grave. Nous comptons repartir ! J'observe que mes collaborateurs ne peuvent loger dans des chambres attenantes à la mienne. C’est inacceptable. Je travaille en permanence, savez-vous et même souvent tard la nuit. Monsieur Bazire ne saurait être loin de moi. Quant à mon garde du corps, il doit rester aussi près de moi pour des raisons évidentes !
Je jette un coup d'oeil aux deux compères chargés pour l'instant des valises, juste derrière lui. Peine perdue. Ils ont le regard dans le vague et attendent de voir l'évolution des événements en se mêlant le moins possible de la situation...
J'explique alors à mon éminent invité les conditions dans lesquelles fonctionne cet hôtel, ce qui le rend d'autant plus attrayant pour les participants de haut niveau puisqu’ils se retrouvent exclusivement entre eux.
Mais Edouard Balladur ne m'écoute pas, ne m'entend pas. Il n'a pas l'intention de m'écouter. Je l'ennuie par définition. Qu'il soit là lui, une si éminente personnalité, bloqué à la réception d'un hôtel, en train de parler de choses aussi vulgaires, est déjà insupportable. Je ne l'intéresse tout simplement pas. Il parle en fixant une ligne au dessus de ma tête. Je n'ai aucun regard à accrocher. Il demeure d'une fermeté pontificale alors qu'il est mon invité comme cela m'a été demandé. Je me sens tout de même atteint. Je ravale ma salive et m'apprête à relancer des explications car, finalement, je suis tout de même chez moi. Il m'interrompt alors que, ma bouche venant de s'ouvrir, je n'ai pas encore prononcé un mot :
- « Monsieur, ou bien vous procédez selon notre désir ou bien nous quittons immédiatement cet endroit ! N'est-ce pas Marie-Josèphe ? »
Je ne m'attends pas, à ce moment là, à ce que sa femme le démentisse un seul instant... Alain Morard, le patron de l'hôtel, qui assiste à cette scène affligeante et que je vois dévasté par cette situation me fait alors un signe et me murmure à l'oreille :
- « Deux désistements viennent de se produire, on peut tout arranger. »
Avec mon accord donné d'un regard, il confirme alors à l'ancien ministre que, finalement, tout le monde sera logé dans son hôtel et que l'incident est clos.
Soulagement, le groupe opère un demi-tour et se dirige majestueusement vers l'ascenseur puis les appartements. Pas un mot.
Je n'ai même pas regardé les chaussettes !
Le reste du séjour se passera agréablement cependant, la question des chambres étant résolue..l
Image apaisée de l'homme tranquillisé...