Avril 1991. Le téléphone sonne à mon bureau de Genève.
C'est Turgut Ozal, Président de la Turquie, lui-même, en direct, au téléphone ! Une chance que j'aie été là pour prendre la communication. Ce genre de personnage, en général, ne rappelle pas deux fois. La voix volontaire sonne agréablement en anglais :
- « Je désire vous voir. Pouvez-vous être demain après-midi dans mon bureau ? »
L’invitation est rude, directive, formulée sans aucune considération pour mon agenda. C’est le moins que l’on puisse dire. J'accepte. Pourquoi refuser ? Le Président de la Turquie n'est pas n'importe qui. Et puis, je suis aussi intrigué.
L’aéroport d’Ankara est perdu en plein désert montagneux, assez loin de la capitale. Quel contraste avec Istanbul élégante, charmante, chargée d’histoire et pleine d’une vie agitée. Un attaché de la Présidence est chargé de mon escorte. Nous filons vers le Hilton pour déposer mes affaires puis repartons sans tarder vers la Présidence. En plein centre-ville se trouve un immense parc, au sein duquel se dressent plusieurs bâtiments sans élégance ni charme dont la Présidence. Le contrôle à la grille du parc est sérieux, froid, suspicieux. Ici, on ne badine pas avec la sécurité ! Formalités accomplies, nous roulons doucement dans des allées boisées pour parvenir sur une esplanade en contrebas d’un bâtiment dont l’accès s’ouvre sur un grand escalier débouchant sur une galerie couverte. Des gardes sont partout qui me fixent. De vrais malabars aux yeux perçants et noirs. Je suis accueilli par le Chef du Protocole qui lui est souriant puis introduit directement dans le bureau du Président. La pièce est grande. Le plafond est haut. Des boiseries ornent les murs, portant d’impressionnants tableaux dont une marine lumineuse.
Turgut Ozal est là :
- « Merci d’être venu. Vous organisez une Conférence de la Mer Noire à Crans Montana en juin et j’ai l’intention de venir. Car la Mer noire, c’est moi ! Il faut que vous le sachiez »
Dans sa bouche, ces paroles sont définitives... mais elles sont accompagnées d'un sourire qui se veut charmant, semble véritablement sincère et compense l'impossibilité de répondre.
Soudain, il se lève et se met à arpenter la pièce en parlant. Ozal reprend à mon intention l’histoire de la Turquie plus de mille ans en arrière avec force détails et beaucoup de saveur. Il en arrive à Kemal Ata Turk et à la révolution qui a fait la Turquie moderne. Il positionne son pays d’une manière extrêmement concrète.
- « La Turquie est un grand pays. Qui n'a pas atterri à Istanbul en avion n'a aucune idée de la puissance humaine et économique que nous représentons. Nous sommes la puissance régionale la plus influente. On parle turc à la frontière de la Chine et dans la banlieue de Moscou ! De surcroît la révolution kémaliste est la seule adaptation moderne viable de l'Islam dans la vie démocratique. Nous sommes le modèle. Nous puisons là notre crédibilité. La Turquie est un leader, un pionnier et ne cessera de l'être. Aujourd'hui, la Turquie est devenue le trait d’union obligé entre le monde judéo-chrétien de l'Europe qui s'unit et le monde de l’islam sans lequel il n'y aura ni paix, ni stabilité ni développement économique durable. Ce rôle intermédiaire peut être joué d’autant plus facilement que la dimension de pays musulman laïque et démocratique fait de la Turquie un prototype unique dans la région. Aussi la Mer Noire c'est la porte de l'Europe, mais aussi celle de l'Union Soviétique, de l'Asie centrale, du Caucase et la Turquie est le leader de ce monde qui sera demain le pendant de l'Europe occidentale. J’ai été le premier à ouvrir des lignes régulières vers les pays frères de l'Est. C’est là que se trouve notre avenir. Demain l’Asie centrale sera l’Extrême Europe et la Turquie sera la porte d'entrée des nouveaux marchés de la planète. Alors je veux être à Crans Montana ! »
Notre discussion continue autour du café que l'on vient de nous servir. Nous refaisons le monde...
Je m'inquiète auprès de lui de la raison pour laquelle la plupart des ministres turcs ne parlent que turc. Bien sûr il y a à Ankara de parfaits diplomates francophones, grand lettrés qui m'impressionnent, mais, dans les gouvernements ils sont rarement représentés. Je lui explique que l'on ne "vend" rien avec un interprète. Pourquoi ne pas choisir des hommes qui parleraient au moins l'anglais ? Il me répond, très intéressé par la question :
- " C'est le problème, j'y pense souvent ! Mais la situation politique interne est complexe. Lorsque l'on forme un Gouvernement, au lendemain des élections, les pondérations du corps électoral désignent déjà les ministres sans qu'on puisse rien y . Et ceux qui, localement, sont les plus puissants, ne sont pas toujours ceux qui pont étudié à Londres ou à Paris "
Il en vient ensuite, à l'occasion d'une disgression, à la Grèce. Et le ton change radicalement :
- « La Grèce est un tout petit pays, il faut le savoir. La Turquie est une grande puissance, je viens de vous le dire. On se demande même ce qu’elle fait dans l’Union Européenne où elle ne peut que jouer le rôle de parent pauvre et créer des problèmes dus notamment à sa susceptibilité maladive et sa désorganisation totale mais subtilement "organisée". Giscard d'Estaing n'a pas eu le nez creux ! Bien sûr au lendemain de la chute des Colonels, il fallait tout bousculer pour établir la démocratie dans ce pays et le stabiliser. Mais on a fait entrer ces gens dans l'Union Européenne sans se demander, compte tenu de ce qu'ils sont et que l'on sait fort bien, si des préalables devaient d'abord être réglés ! Et l'un des préalables c'est Chypre. Maintenant ils sont dans l'Union et nous tiennent la dragée haute. Au nom de quoi ? De leur mauvais caractère et de leur crainte vis à vis de nous. Les turcs n'envahiront jamais la Grèce ! Vous pouvez le leur dire. Mais trouvez-vous normal que pas une seule des îles de la Mer Egée ne soit turque ? Qu’ils puissent prétendre à la propriété exclusive du plateau continental ? Et leurs colonels qui voulaient à une époque annexer Chypre ! Jamais ils n’auront Chypre. Au delà de nos exigences stratégiques, c’est une question de principe. Il faut qu’ils arrêtent. Pas une semaine sans que des manifestations et des interventions ne soient faites contre nous. Ils embarrassent le Parlement Européen et les autres instances internationales avec leurs projets de motions. On dirait qu’ils vivent de ce fonds de commerce ! Vous ne tarderez pas à regretter, vous les Européens, de les avoir admis. Je ne sais pas ce qui se passera mais il se passera quelque chose et vous le regretterez ! Mais nous, nous sommes une grande puissance et avons autre chose à faire que de nous occuper des Grecs ! A Athènes, la Turquie est chaque jour à l'ordre du jour. A Ankara jamais ! Les Grecs, c’est un petit chien nerveux qui s’agite sans cesse entre mes pieds et qui essaye d’attraper mon pantalon ! »
Dur réquisitoire... Parfois, la diplomatie quitte le simple registre de la conversation de salon et l’on découvre que la construction européenne, dans sa partie orientale, ne sera pas une partie de plaisir ! Mais l'homme voit clair et apporte à l'analyse des affaires du monde une contribution non négligeable. On ne peut balayer sa vision de manière trop simpliste.
En juin 1991 donc, j'organise à Crans-Montana ma Conférence de la Mer Noire, dédiée au Développement et à la Coopération de cette zone stratégique dans l’optique de l’élargissement de l’Union Européenne qui devrait en être prochainement riveraine. N'oublions pas que nous sommes en juin 1991 et que l'étoile rouge du communisme illumine toujours les tours et clochers du Kremlin. L'URSS vit encore, même si ce sont ses derniers mois d'existence. Elle explosera le 20 août suivant. Pour l'instant, seuls les pays de l'Europe centrale volent vers la démocratie et - ce qu'ils croient être - les délices du libéralisme économique !
Tous les Etats Membres du Conseil de Coopération de la Mer Noire ont répondu à mon invitation et au plus haut niveau. La Roumanie est représentée par son Premier Ministre, Petre Roman ; la Bulgarie par son Chef du Gouvernement, Dimitar Popov; l'Union Soviétique par son Premier Vice-Premier Ministre, Vladimir Sherbakov, l'Ukraine par son Ministre des Affaires Etrangères, la Moldavie, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaidjan par leurs Présidents. Magnifique tour de table !
J'organise une réunion de "calage" avant la Conférence. A mes côtés Andonis Samaras, Jean François-Poncet et le Premier Ministre de la Bulgarie Popov.
Réunion à laquelle se joint Janez Drnovsek, Premier Ministre de la Slovénie.
La délégation turque a eu finalement du mal à se former et n'a pas résisté à des événements politiques internes qui en ont compliqué la finalisation. Le Président Ozal a dû finalement renoncer, ses Ministres se sont largement disputés afin de savoir qui viendrait et, après bien des hésitations, elle est constituée de deux .... secrétaires d’Etat, dont l’un est chargé des PTT ! Curieux ce fossé entre le discours du Président et le niveau de la représentation ! Mais, comme nous allons le voir, cela aura des conséquences historiques, notamment pour la Grèce !
Nous procédons de manière révolutionnaire vis à vis du Gouvernement soviétique car sont invités les Présidents des républiques fédérées de la Mer Noire : Moldavie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie et Ukraine. Tous sont venus et chacun tient à disposer d’une place avec le drapeau et le nom de son pays alors que normalement et à part l'Ukraine ils devraient s'asseoir, en tant que républiques fédérées, au deuxième rang, derrière le Ministre de Moscou !
Le Forum de Crans Montana est fier, à cette occasion de leur avoir donné la première opportunité, prémonitoire, d'être visibles en tant qu'Etats - prochainement - indépendants.
La veille au soir, Jean Lecanuet, importante personnalité politique française et Président de la Commission des Affaires Etrangères du Sénat qui préside cette Conférence avec Jacques Kosciusko-Morizet au nom de la Fondation, décide de réunir après le dîner les participants dans un salon de l’Hôtel où les personnalités sont logées.
Jean Lecanuet, l'un des pères du Forum de Crans Montana préside la réunion des Etats de la Mer Noire à mes côtés.
Tout le monde est là. Sauf les Turcs ! On décide de les attendre. On appelle leur hôtel, ils ne répondent pas, j'envoie un émissaire taper à leur porte. Ils dorment. Ils sont épuisés. On commence sans eux. On se met d’accord sur l’agenda de la réunion et, dans un esprit d’ouverture, Jean Lecanuet ajoute :
- « Je constate que M. Velayati, le ministre iranien des Affaires étrangères et M. Samaras, le ministre des Affaires étrangères grec sont là. Je propose de les inviter à la table de la Conférence en tant qu’observateurs. Ce sera une manière de mettre à profit le caractère non-officiel de cette réunion et de parler plus largement de nombreux thèmes d'intérêt commun ». Accord unanime des participants qui trinquent alors, toujours en l'absence des turcs, à la réussite de l'événement du lendemain.
Le lendemain matin, la conférence débute à neuf heures suivant les indications de M. Lecanuet. C’est à partir de ce moment qu’une série de faits imprévisibles vont se produire. Un des mes collaborateurs a placé, selon mes instructions, les délégations autour de la table dans l’ordre alphabétique français. Mais, par une mégarde qui deviendra historique, il a inséré l’Iran et la Grèce dans la liste alphabétique alors que je pensais les mettre à une table séparée en tant qu’observateurs. Le Gouvernment suisse a, de son côté, envoyé une délégation d'observateurs.
Vladimir Sherbakov arrive en premier dans toute sa majesté de Premier Vice-Premier Ministre de l’Union Soviétique entouré de ses nombreux collaborateurs qui s'affairent autour de lui. Il vient vers moi et fulmine :
- « L’Union Soviétique est une. Elle est maître de sa politique étrangère. Que font nos républiques fédérées à cette table de conférence avec leur nom et leur drapeau au même titre que moi ? Tout au plus, ils doivent être assis derrière moi avec un seul drapeau : le mien ! »
Jean Lecanuet fait alors montre de la plus exquise diplomatie. J'explique que nous ne sommes pas aux Nations Unies et que l’intérêt de telles rencontres est justement de permettre à chacun de s’exprimer en toute liberté et sans protocole aucun. Comme il m'apprécie et que nous sommes loin de tout, à la montagne, il finit par accepter. C’est un homme brave mais aussi un homme redoutable. Il doit savoir ce qu'il fait. Ainsi les drapeaux de la Moldavie, de la Géorgie, de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de l’Ukraine flotteront-ils autour d’une table de conférence internationale, pour la première fois à Crans Montana en juin 1991.
La séance s’ouvre. Les Turcs ne sont pas là. Ils ne se sont pas réveillés. Finira-t-on par les voir ? Lecanuet retrace l’histoire de la Mer Noire en terminant par l’analyse des perspectives de coopération dans cette région. Puis il ajoute de manière totalement imprévue et sur le ton brillant dont les plus grands politiques commettent ce genre d'erreur :
- « Je salue le ministre des Affaires Etrangères de l’Iran et le ministre de la Grèce. En ce qui concerne la Grèce, je la vois assise au centre de cette assemblée et cela me donne une idée. Je propose qu’elle soit admise dès maintenant dans le Conseil de Coopération de la Mer Noire et ce, à part entière car son rôle ne peut y être contesté. Je dois vous dire que compte tenu du niveau des participants à cette Conférence, votre décision aura force de loi bien que la réunion soit en soi informelle. Y-a-t-il des avis contraires ? »
A cet instant très précis les deux délégués turcs - on pourrait les prendre pour deux techniciens du forum - font leur entrée dans la salle, à demi-réveillés. Personne ne les remarque vraiment lorsqu'ils s'installent à leur place restée vide. Visiblement la nuit a été dure. Ils prennent le temps de s’installer, manipulent leur casque de longues minutes afin de trouver le bon canal et dénouent le fil. Le temps qu’ils procèdent aux réglages, on est déjà passé à l’ordre du jour et le train de l’Histoire est passé sous leur nez....
Aucune opposition ! La Grèce est, de cet instant, Membre du Conseil de Coopération de la Mer Noire !
Andonis Samaras, ministre grec des Affaires Etrangères rayonne. Il exulte. Alors qu'il n'espérait même pas être admis comme observateur, il devient membre du Conseil en un tour de main. Il se lève, vient vers moi, m'embrasse, et me demande l’autorisation de faire entrer sa télévision. La salle s’illumine des projecteurs. Il devient la vedette d’un instant sous les yeux incrédules de la délégation turque qui ne comprend rien à ce qui se passe et qui cherche à s'informer. Mais ils ne parlent que turc et la traduction parle d'autre chose.
Plus personne ne contestera la place de la Grèce dans ce Conseil de la Mer Noire. Le lendemain toute la presse grecque fête cet événement et Samaras fera un triomphe au Parlement.
Un diplomate suisse, observateur de la Conférence et assis à mes côtés, me confie alors :
- « Je serais l’un de ces Turcs, et connaissant Ozal, je demanderais immédiatement l’asile politique en Suisse ! »