Jacques Kosciusko-Morizet, ambassadeur de France au Forum de Crans Montana
C'était au début des années 1970. Membre d'une délégation du Barreau de Paris, je participais à une voyage de la Chambre de Commerce américaine de Paris à New-York. C'est à cette occasion que je rencontrai Jacques Kosciusko-Morizet alors qu’il représentait la France à Washington avec un panache bien rare aujourd'hui dans la diplomatie...
La résidence de l'ambassadeur de France à Washington
Jacques Kosciusko-Morizet, ambassadeur de France à Washington accueille la fille du Président de la République
Il avait été plus tôt l'Ambassadeur du Général de Gaulle au Conseil de Sécurité. Il aimait parler de cette époque avec ce que l'on ressentait comme un frisson de plaisir : "on n'avait pas de téléphone portable pour solliciter des instructions pendant les séances, le Général ne pouvait pas être dérangé toutes les cinq minutes, alors il fallait arbitrer, décider, agir dans le cadre bien souvent insuffisant de ses instructions. Le risque était de se faire tout simplement démolir au retour si la solution retenue ne convenait pas... Mon Cher Jean-Paul, à ce moment là il fallait avoir le sens de la France - ou plutôt le sens de la France telle qu'imaginée par le Général - et puis et surtout...des couilles !"
Jacques Kosciusko-Morizet était un aristocrate mêlé de militaire, un homme d'une culture infinie, d'un humour destructeur qui pouvait tuer d'un mot ou ravir d'un simple sourire. Il avait gardé du Général de Gaulle un langage de campagne qu'il affectionnait lorsqu'il était entre amis. Son autorité était naturelle. Son intervention dans tout débat était brillante et définitive. Il avait la qualité de rassurer ceux qui l'entouraient. Un Chef. Il devint mon mentor et m'apprit beaucoup de ce que je sais.
C'est cet homme qui fit, au moment choisi de la réception offerte aux délégués français, son entrée quasi impériale dans l'immense salon de la Résidence de France à Washington alors que le soleil tombant filtrait de manière théâtrale entre d'imposants rideaux de velours foncé. Il avait le sens de la mise en scène et donnait de la France une image tout à fait saisissante.
Il se fit un déclic entre nous et nous parlâmes en tête à tête durant pratiquement toute la durée de la réception. Il était passionné par mon métier d'avocat et posait plein de questions...
Puis il se mit à me parler de sa famille, de ses ancêtres : "Pendant que vous êtes à Washington, allez au Parc Lafayette, en face de la maison Blanche, vous y trouverez une statue équestre au coin du square, c'est mon aïeul, Kosciusko, héros de la guerre de libération américaine.
Le mémorial face à la Maison Blanche...
Il y a même une ville qui porte le nom de notre famille dans le Mississippi, un comté de Kosciusko dans l’Indiana, une île Kosciusko en Alaska, deux ponts Kosciuszko à New York, une rue Kosciuszko et un pont Kosciuszko qui traverse le fleuve Naugatuck (Connecticut), un Parc Kosciuszko à Milwaukee (Wisconsin), une voie Tadeusz Kosciusko à Los Angeles. Il existe des statues de Kosciusko à Détroit, à Boston, à Scranton (Pennsylvanie), au Museum Campus de Chicago, à West Point, à St. Petersburg en Floride et au Red Bud Springs Memorial Park de Kosciusko (Mississippi). À Philadelphie, sa maison est un musée, le Mémorial national Tadeusz Kiosciusko. À Hamtramck (Michigan) il y a une école Kosciuszko. Chicago possède un parc public à son nom et j'en passe..."
Une messe était dite qui n'imposait que le silence. J'avais en face de moi le digne descendant d'un grand acteur de notre Histoire. C'est de là que se construisit une relation qui emplit ma vie de mille choses. Je découvrais grâce à Jacques Kosciusko-Morizet des aspects insoupçonnés de ce qu'était la politique. Lorsque je créais le Club de Lausanne - préfiguration du Forum de Crans Montana - il fut naturellement l'un des premiers à se joindre à cette dynamique de groupe initiée, je dois le reconnaître, avec un certain bonheur.
Grâce à lui, le Forum de Crans Montana devint réalité. Il était un visionnaire et sa vision me permit de lancer cette Organisation en pionnier, sur son incitation et ses conseils.
Tout au long de sa vie il avait "vu" bien en avance et bien des choses que l'Histoire allait ensuite confirmer. Il gardait par exemple dans son portefeuille, un vieux papier jauni qui était un câble que lui avait adressé un jour son patron du Ministère des Affaires Etrangères, le Directeur de l'Amérique.
Jacques Kosciusko-Morizet était en effet en poste aux Etats-Unis lorsqu'un entrefilet dans la presse annonça le cambriolage du Watergate. Peu de gens, à ce moment, accordèrent de l'importance à ce fait divers. Ce ne fut pas son cas, il sentit immédiatement que cette affaire était potentiellement très grave et allait peser lourdement sur la vie politique américaine. Le Watergate mettra de longs mois à trouver sa place dans les conversations de Washington puis dans les journaux américains avant de devenir un élément majeur de la vie politique américaine, conduisant finalement le Président Nixon à quitter la Maison Blanche pour échapper à la destitution parlementaire.
Contrairement à tous les autres, y compris les "spécialistes" de la politique américaine, l'Ambassadeur Kosciusko, de manière prémonitoire, lui, "savait" et dès le début !
Durant toute la période considérée, il rédigea donc, pratiquement chaque jour, un télégramme codé au Quai d'Orsay pour informer directement son Ministre de l'évolution de ce qui devait devenir le plus grand scandale de l'Histoire des Etats-Unis.
C'est alors qu'il reçut, un matin, en réponse à ses communications, une dépêche du Directeur de l'Amérique au Quai, ce télégramme qu'il aimait à conserver sur lui : "Mon Cher Kosciusko, cessez d'embouteiller le "chiffre" avec cette affaire qui n'intéresse définitivement personne !"
En septembre 1989, nous nous retrouvons à un déjeuner à la Mairie de Paris. Il vient directement s'asseoir près de moi en priant le Chef du Protocole de l'Hôtel de Ville assez surpris de permuter les cartons pour valider cet entorse à l'ordre pré-établi du déjeuner. "Il faut que je te parle...Le Communisme est mort, c'est fini, à Noël toute l'Europe Centrale sera libre et ce ne sera que le début de la débandade; regarde ce qui se passe à Leipzig... Adaptons le Club de Lausanne, transformons le en passerelle, en un grand Forum international Est-Ouest. Ces nouveaux pays libres vont avoir besoin de contacts à l'ouest. Nous pouvons les aider et les leur fournir ! Et nous serons les premiers à avoir eu cette idée "
Le Forum de Crans Montana était né ! Là encore, la préscience de Jacques Kosciusko-Morizet sera à l'origine de cette Organisation que je ferai naître quelques jours plus tard. Pour préparer sa première édition consacrée à l'implosion de l'Europe centrale - elle aura lieu en juin 1990 - nous partons tous les deux, accompagnés de mon ami le Prince Liechtenstein visiter les premiers pays libres de l'Europe centrale : Pologne, Tchécoslovaquie et Hongrie.
A Varsovie, nous sommes reçus avec une émotion bouleversante par Bronislav Geremek puis Lech Walesa. Avec eux, nous faisons le pèlerinage de la chapelle du château royal de Varsovie. Là encore, intense moment d'émotion : à droite de l'autel se trouve dans une urne de marbre rouge le cœur de l'ancêtrede Jacques, le grand Kosciusko. Je n'ai vu de larmes sur les joues de Jacques Kosciusko-Morizet qu'une seule fois : ce jour là.
L'Ambassadeur de France à Varsovie nous reçut avec des honneurs qui montraient toute la considération qu'il portait à ce grand Ambassadeur de France qui m'honora de son amitié durant des années malheureusement trop courtes.
Il avait gardé de son poste à Washington des impressions contrastées, souvent pleines d’humour : "Chaque semaine je recevais à la Résidence au moins un ministre venu de Paris pour des entretiens bilatéraux avec les Américains. Le matin, sur le perron de la résidence, juste avant de monter dans la voiture qui devait les emmener vers leurs rendez-vous ces ministres se tournaient vers moi : "Kosciusko, je n'ai pas eu le temps de changer un peu d'argent, donnez moi quelques dollars afin que je ne sois pas démuni". J'ai passé ma vie à donner des billets de cents dollars que, naturellement, personne ne m'a jamais remboursés ! Le plus sûr moyen de se ruiner : être ambassadeur de France à Washington !"
Il me parlait aussi souvent du RPR et de Jacques Chirac, "le grand" comme il disait. Il occupait dans le mouvement une position importante qui lui donnait accès à beaucoup d'informations et l'opportunité, aussi, de prodiguer des conseils qu'il se désolait de voir peu suivis. " Chirac a trois caractéristiques - me disait-il - c'est un meneur d'hommes hors pair, il vous vend une carte en 2 minutes; il n'a, malheureusement, aucune vision politique à long terme et ne saura jamais se tracer une vraie feuille de route comme cela serait nécessaire et surtout, le plus grave, il tombe en extase, voire en hypnose, devant les gens qu'il trouve brillants - et qui, cela devient le problème, ne le sont pas forcément ! A part cela je l'aime bien !"
Très peu de temps avant de s'endormir pour toujours en mai 1994, il fit - ce qui représenta alors un grand effort compte tenu de son état - le voyage de la Suisse en TGV pour venir vers moi. C'était une grande occasion. Le ministre français de l'Economie était venu spécialement à Genève me remettre les insignes de Chevalier dans l'Ordre National du Mérite en présence des Autorités suisses et de nombreux Ambassadeurs accrédités aux Nations Unies. Il semblait épuisé, son visage était très pâle mais il avait gardé toute cette prestance qui en faisait un grand homme. En sa qualité de Commandeur de la Légion d'Honneur, il se tint debout, près de moi pendant toute la cérémonie. Je ressentais sa présence comme une chaleur amicale diffuse qui rassurait, réconfortait, soutenait...
Ce jour là, il eut encore la force de traverser le Pont du Mont-Blanc pour aller acheter quelques cigares chez Davidoff avant de repartir. Je le vis s'éloigner lentement vers son wagon sur le quai de la gare Cornavin... Je ne savais pas que c'était la dernière fois que je le voyais. Il me donna à cette occasion la preuve ultime de son amitié profonde et unique. Il grava à jamais son souvenir dans ma mémoire. Il ne voulait pas s'en aller sans m'avoir revu. Il savait qu'il était arrivé à la fin. Il savait tout !
Il y eut, à ma connaissance, une seule chose qu'il ne put prévoir. Il est vrai qu'il était un homme d'honneur et d'élégance. Il ne pouvait pas penser que d'autres se comportent de manière vile à son endroit. C'est une qualité ou une faiblesse que nous avions en commun. A un moment des année 1990, il fut désireux, pour la fin de sa vie et par ce qui ne pouvait être qu'une coquetterie de sa part, d'entrer à l'Académie des Sciences Morales et Politiques de Paris. Cela aurait en effet été bien mérité et profitable à l'image de cette belle Institution. Il visait un fauteuil laissé vacant par un grand gaulliste qui, de surcroît, lui avait personnellement suggéré de postuler à sa succession. Tout semblait bien aller pour sa candidature quand quelque chose se produisit, la mécanique, pourtant simple et transparente, s'obscurcit et se dérégla et une personne mieux "organisée" lui souffla littéralement l'élection et le siège.
A ce moment là je le vis vraiment défait et triste bien qu'il lui en eut fallu plus pour l'abattre.
Ce fut cependant et comme je le lui expliquais un dernier volet de son initiation à la vie. Mon Père spirituel, un chanoine de Notre-Dame, me répétait toujours: "tant que tu te fais avoir, c'est que tu n'as pas totalement perdu ton âme".