Jacques Kosciusko-Morizet, ambassadeur de France au Forum de Crans Montana
C'était au début des années 1970. Membre d'une délégation du Barreau de Paris, je participais à une voyage de la Chambre de Commerce américaine de Paris à New-York. C'est à cette occasion que je rencontrai Jacques Kosciusko-Morizet alors qu’il représentait la France à Washington avec un panache bien rare aujourd'hui dans la diplomatie...
La résidence de l'ambassadeur de France à Washington
Jacques Kosciusko-Morizet, ambassadeur de France à Washington accueille la fille du Président de la République
Il avait été plus tôt l'Ambassadeur du Général de Gaulle au Conseil de Sécurité. Il aimait parler de cette époque avec ce que l'on ressentait comme un frisson de plaisir : "on n'avait pas de téléphone portable pour solliciter des instructions pendant les séances, le Général ne pouvait pas être dérangé toutes les cinq minutes, alors il fallait arbitrer, décider, agir dans le cadre bien souvent insuffisant de ses instructions. Le risque était de se faire tout simplement démolir au retour si la solution retenue ne convenait pas... Mon Cher Jean-Paul, à ce moment là il fallait avoir le sens de la France - ou plutôt le sens de la France telle qu'imaginée par le Général - et puis et surtout...des couilles !"
Jacques Kosciusko-Morizet était un aristocrate mêlé de militaire, un homme d'une culture infinie, d'un humour destructeur qui pouvait tuer d'un mot ou ravir d'un simple sourire. Il avait gardé du Général de Gaulle un langage de campagne qu'il affectionnait lorsqu'il était entre amis. Son autorité était naturelle. Son intervention dans tout débat était brillante et définitive. Il avait la qualité de rassurer ceux qui l'entouraient. Un Chef. Il devint mon mentor et m'apprit beaucoup de ce que je sais.
C'est cet homme qui fit, au moment choisi de la réception offerte aux délégués français, son entrée quasi impériale dans l'immense salon de la Résidence de France à Washington alors que le soleil tombant filtrait de manière théâtrale entre d'imposants rideaux de velours foncé. Il avait le sens de la mise en scène et donnait de la France une image tout à fait saisissante.
Il se fit un déclic entre nous et nous parlâmes en tête à tête durant pratiquement toute la durée de la réception. Il était passionné par mon métier d'avocat et posait plein de questions...
Puis il se mit à me parler de sa famille, de ses ancêtres : "Pendant que vous êtes à Washington, allez au Parc Lafayette, en face de la maison Blanche, vous y trouverez une statue équestre au coin du square, c'est mon aïeul, Kosciusko, héros de la guerre de libération américaine.
Le mémorial face à la Maison Blanche...
Il y a même une ville qui porte le nom de notre famille dans le Mississippi, un comté de Kosciusko dans l’Indiana, une île Kosciusko en Alaska, deux ponts Kosciuszko à New York, une rue Kosciuszko et un pont Kosciuszko qui traverse le fleuve Naugatuck (Connecticut), un Parc Kosciuszko à Milwaukee (Wisconsin), une voie Tadeusz Kosciusko à Los Angeles. Il existe des statues de Kosciusko à Détroit, à Boston, à Scranton (Pennsylvanie), au Museum Campus de Chicago, à West Point, à St. Petersburg en Floride et au Red Bud Springs Memorial Park de Kosciusko (Mississippi). À Philadelphie, sa maison est un musée, le Mémorial national Tadeusz Kiosciusko. À Hamtramck (Michigan) il y a une école Kosciuszko. Chicago possède un parc public à son nom et j'en passe..."
Une messe était dite qui n'imposait que le silence. J'avais en face de moi le digne descendant d'un grand acteur de notre Histoire. C'est de là que se construisit une relation qui emplit ma vie de mille choses. Je découvrais grâce à Jacques Kosciusko-Morizet des aspects insoupçonnés de ce qu'était la politique. Lorsque je créais le Club de Lausanne - préfiguration du Forum de Crans Montana - il fut naturellement l'un des premiers à se joindre à cette dynamique de groupe initiée, je dois le reconnaître, avec un certain bonheur.
Grâce à lui, le Forum de Crans Montana devint réalité. Il était un visionnaire et sa vision me permit de lancer cette Organisation en pionnier, sur son incitation et ses conseils.
Tout au long de sa vie il avait "vu" bien en avance et bien des choses que l'Histoire allait ensuite confirmer. Il gardait par exemple dans son portefeuille, un vieux papier jauni qui était un câble que lui avait adressé un jour son patron du Ministère des Affaires Etrangères, le Directeur de l'Amérique.
Jacques Kosciusko-Morizet était en effet en poste aux Etats-Unis lorsqu'un entrefilet dans la presse annonça le cambriolage du Watergate. Peu de gens, à ce moment, accordèrent de l'importance à ce fait divers. Ce ne fut pas son cas, il sentit immédiatement que cette affaire était potentiellement très grave et allait peser lourdement sur la vie politique américaine. Le Watergate mettra de longs mois à trouver sa place dans les conversations de Washington puis dans les journaux américains avant de devenir un élément majeur de la vie politique américaine, conduisant finalement le Président Nixon à quitter la Maison Blanche pour échapper à la destitution parlementaire.
Contrairement à tous les autres, y compris les "spécialistes" de la politique américaine, l'Ambassadeur Kosciusko, de manière prémonitoire, lui, "savait" et dès le début !
Durant toute la période considérée, il rédigea donc, pratiquement chaque jour, un télégramme codé au Quai d'Orsay pour informer directement son Ministre de l'évolution de ce qui devait devenir le plus grand scandale de l'Histoire des Etats-Unis.
C'est alors qu'il reçut, un matin, en réponse à ses communications, une dépêche du Directeur de l'Amérique au Quai, ce télégramme qu'il aimait à conserver sur lui : "Mon Cher Kosciusko, cessez d'embouteiller le "chiffre" avec cette affaire qui n'intéresse définitivement personne !"
En septembre 1989, nous nous retrouvons à un déjeuner à la Mairie de Paris. Il vient directement s'asseoir près de moi en priant le Chef du Protocole de l'Hôtel de Ville assez surpris de permuter les cartons pour valider cet entorse à l'ordre pré-établi du déjeuner. "Il faut que je te parle...Le Communisme est mort, c'est fini, à Noël toute l'Europe Centrale sera libre et ce ne sera que le début de la débandade; regarde ce qui se passe à Leipzig... Adaptons le Club de Lausanne, transformons le en passerelle, en un grand Forum international Est-Ouest. Ces nouveaux pays libres vont avoir besoin de contacts à l'ouest. Nous pouvons les aider et les leur fournir ! Et nous serons les premiers à avoir eu cette idée "
Le Forum de Crans Montana était né ! Là encore, la préscience de Jacques Kosciusko-Morizet sera à l'origine de cette Organisation que je ferai naître quelques jours plus tard. Pour préparer sa première édition consacrée à l'implosion de l'Europe centrale - elle aura lieu en juin 1990 - nous partons tous les deux, accompagnés de mon ami le Prince Liechtenstein visiter les premiers pays libres de l'Europe centrale : Pologne, Tchécoslovaquie et Hongrie.
A Varsovie, nous sommes reçus avec une émotion bouleversante par Bronislav Geremek puis Lech Walesa. Avec eux, nous faisons le pèlerinage de la chapelle du château royal de Varsovie. Là encore, intense moment d'émotion : à droite de l'autel se trouve dans une urne de marbre rouge le cœur de l'ancêtrede Jacques, le grand Kosciusko. Je n'ai vu de larmes sur les joues de Jacques Kosciusko-Morizet qu'une seule fois : ce jour là.
L'Ambassadeur de France à Varsovie nous reçut avec des honneurs qui montraient toute la considération qu'il portait à ce grand Ambassadeur de France qui m'honora de son amitié durant des années malheureusement trop courtes.
Il avait gardé de son poste à Washington des impressions contrastées, souvent pleines d’humour : "Chaque semaine je recevais à la Résidence au moins un ministre venu de Paris pour des entretiens bilatéraux avec les Américains. Le matin, sur le perron de la résidence, juste avant de monter dans la voiture qui devait les emmener vers leurs rendez-vous ces ministres se tournaient vers moi : "Kosciusko, je n'ai pas eu le temps de changer un peu d'argent, donnez moi quelques dollars afin que je ne sois pas démuni". J'ai passé ma vie à donner des billets de cents dollars que, naturellement, personne ne m'a jamais remboursés ! Le plus sûr moyen de se ruiner : être ambassadeur de France à Washington !"
Il me parlait aussi souvent du RPR et de Jacques Chirac, "le grand" comme il disait. Il occupait dans le mouvement une position importante qui lui donnait accès à beaucoup d'informations et l'opportunité, aussi, de prodiguer des conseils qu'il se désolait de voir peu suivis. " Chirac a trois caractéristiques - me disait-il - c'est un meneur d'hommes hors pair, il vous vend une carte en 2 minutes; il n'a, malheureusement, aucune vision politique à long terme et ne saura jamais se tracer une vraie feuille de route comme cela serait nécessaire et surtout, le plus grave, il tombe en extase, voire en hypnose, devant les gens qu'il trouve brillants - et qui, cela devient le problème, ne le sont pas forcément ! A part cela je l'aime bien !"
Très peu de temps avant de s'endormir pour toujours en mai 1994, il fit - ce qui représenta alors un grand effort compte tenu de son état - le voyage de la Suisse en TGV pour venir vers moi. C'était une grande occasion. Le ministre français de l'Economie était venu spécialement à Genève me remettre les insignes de Chevalier dans l'Ordre National du Mérite en présence des Autorités suisses et de nombreux Ambassadeurs accrédités aux Nations Unies. Il semblait épuisé, son visage était très pâle mais il avait gardé toute cette prestance qui en faisait un grand homme. En sa qualité de Commandeur de la Légion d'Honneur, il se tint debout, près de moi pendant toute la cérémonie. Je ressentais sa présence comme une chaleur amicale diffuse qui rassurait, réconfortait, soutenait...
Ce jour là, il eut encore la force de traverser le Pont du Mont-Blanc pour aller acheter quelques cigares chez Davidoff avant de repartir. Je le vis s'éloigner lentement vers son wagon sur le quai de la gare Cornavin... Je ne savais pas que c'était la dernière fois que je le voyais. Il me donna à cette occasion la preuve ultime de son amitié profonde et unique. Il grava à jamais son souvenir dans ma mémoire. Il ne voulait pas s'en aller sans m'avoir revu. Il savait qu'il était arrivé à la fin. Il savait tout !
Il y eut, à ma connaissance, une seule chose qu'il ne put prévoir. Il est vrai qu'il était un homme d'honneur et d'élégance. Il ne pouvait pas penser que d'autres se comportent de manière vile à son endroit. C'est une qualité ou une faiblesse que nous avions en commun. A un moment des année 1990, il fut désireux, pour la fin de sa vie et par ce qui ne pouvait être qu'une coquetterie de sa part, d'entrer à l'Académie des Sciences Morales et Politiques de Paris. Cela aurait en effet été bien mérité et profitable à l'image de cette belle Institution. Il visait un fauteuil laissé vacant par un grand gaulliste qui, de surcroît, lui avait personnellement suggéré de postuler à sa succession. Tout semblait bien aller pour sa candidature quand quelque chose se produisit, la mécanique, pourtant simple et transparente, s'obscurcit et se dérégla et une personne mieux "organisée" lui souffla littéralement l'élection et le siège.
A ce moment là je le vis vraiment défait et triste bien qu'il lui en eut fallu plus pour l'abattre.
Ce fut cependant et comme je le lui expliquais un dernier volet de son initiation à la vie. Mon Père spirituel, un chanoine de Notre-Dame, me répétait toujours: "tant que tu te fais avoir, c'est que tu n'as pas totalement perdu ton âme".
M. Walter Schwimmer, Secrétaire Général du Conseil de l'Europe décerne à l'Amb. Jean-Paul Carteron, lors d'un forum à Crans-Montana, la plus haute distinction de cette prestigieuse Organisation : la médaille d'or PRO MERITO.
Juillet 1966 - C'est à vingt ans, alors que je suis étudiant que je me trouve lancé sur une trajectoire inimaginable, provincial peu instruit de la chose politique, surtout internationale... Je vais rencontrer un monstre sacré, non seulement du moment mais de l'Histoire du monde !
Je suis l'invité personnel, en Egypte, pour le temps que je veux - je limiterai mon voyage à deux semaines - de Gamal Abdel Nasser, deuxième président de l'Égypte post Farouk. Je vais rencontrer celui qui est à l'origine de l'idéologie que l'on appellera "nassérienne", l'un des plus grands meneurs d'hommes et de peuples du monde arabe.
Invité par le Président Nasser à visiter l'Egypte en juillet 1966, je décide de m’y rendre en bateau afin de faire durer le plaisir. On m'a en effet laissé le choix du moyen de transport. C'est ainsi que je reçois par l'ambassade à Paris, un billet de Première Classe sur un paquebot de la compagnie « Hellenic Mediterranean Lines », partant de Marseille à destination d'Alexandrie, via Gênes, Naples et Le Pirée. J’en profite pour faire le périple avec deux camarades de faculté. Pour ce faire, je change mon billet de « première classe » contre trois passages en « classe pont » afin de financer le voyage de mes amis qui sont dans la même situation financière que moi.
Voyager en « classe pont » c'est disposer, pour tout confort, d'une chaise longue sur le pont réservé aux étudiants et passagers peu argentés. Elle devra servir de siège pendant la journée et de couchette la nuit. La chaise longue est disposée près des canots de sauvetage. Il faut être prudent quand la mer bouge car on peut glisser sous le canot et tomber dans l'eau. Il faut s’approprier cette chaise longue de haute volée à l’embarquement car il y en a très peu et savoir la garder tout au long des escales même s'il faut descendre à terre acheter quelques tomates pour se nourrir. Nous vivons toutefois ce voyage comme un rêve, même si de vraies douches nous manquent. Nous imaginons alors, la nuit tombée, de troquer nos maillots de bain contre le costume que nous gardons précieusement dans une valise afin de passer discrètement en Première Classe. Après nous y être faufilés, nous nous dirigeons vers une salle de bain commune que nous avons localisée dans le couloir des Premières et y prenons une douche paradisiaque après une journée de soleil et d'air salé. Ensuite, de nouveau revêtus de nos costumes nous gagnons le bar des premières pour y savourer un Martini avant de regagner notre pont, nous changer à nouveau et nous glisser dans nos sacs de couchage.
C'est au bar des Premières que je fais alors la connaissance du Consul Général de France à Beyrouth, un certain Santi. Sa conversation - il a trouvé en nous la petite cour qui semble lui être nécessaire - légitime notre présence en cet endroit exclusif et réservé. Nous passons ainsi des heures à écouter ses péroraisons ... en buvant sur son compte. Il refait le monde à lui tout seul. Car l’arrogant personnage a entrepris de nous impressionner. Il se prend pour l’un des grands décideurs de la planète alors qu'en réalité il passe sa vie à tamponner des passeports. Nous entrons dans son jeu car sans lui on finirait par nous repérer dans cette Première classe. Il nous explique devoir faire escale en Egypte pour "rencontrer des personnalités très importantes que le secret diplomatique lui interditde nommer !" Il insiste plusieurs fois sur les honneurs qui lui seront faits lors de son arrivée et les conditions tout à fait exceptionnelles qui seront celles de son accueil officiel. Soir après soir, nous lui donnons l'impression de boire ses paroles : il règle l'addition comme prix de notre attention soutenue, ce qui nous arrange parfaitement car nous sommes partis chacun avec un seul billet de 500 francs...
A l’aube, je suis réveillé très tôt par la chaleur intense du soleil sur le pont qui transforme en fours nos sacs de couchage. Le navire file doucement vers la baie embrumée d'Alexandrie. A l'approche du port, une vedette, à bord de laquelle se tiennent trois officiers en uniformes blancs, vient s'amarrer à l'échelle de coupée du paquebot. En haut de cette échelle, j’aperçois le Consul Général de France, Panama sur la tête, qui s'agite avec sa famille au grand complet et ses malles Vuitton. L'homme espère bien que l’ensemble des passagers goûtera à son arrivée de VIP et appréciera les faveurs qu’il estime lui être dues. Pendant ce temps, mes amis et moi réchauffons, sur notre Butagaz de camping, l’indispensable Nescafé du matin.
C'est alors que retentit soudain dans les mauvais haut-parleurs du pont, au milieu de grésillements intenses, avec un accent grec indescriptible, l'appel : "MonssiéZan-Pol, Monssié Zan-Pol il est demandé au bureau du Kômmissaire !". Je réalise brutalement que ceci me concerne. Je me précipite auprès du Commissaire. Celui-ci me dit de me dépêcher, la vedette militaire tanguant dangereusement en contrebas m'étant visiblement destinée. En cinq minutes, je me retrouve en costume et, ma valise à la main, les adieux faits à mes amis – ils continuent sur Beyrouth où ils m’attendront car ils ne sont pas invités en Egypte -, je passe devant un Consul de France médusé et défait, sa famille au grand complet et ses bagages luxueux parfaitement alignés. Il lui faudra patienter jusqu’au port pour débarquer en faisant la queue comme les autres. Rien de grave. Hormis peut-être pour son arrogante fierté.
Je vais vivre, durant deux semaines, un voyage étonnant et inhabituel pour un étudiant démuni. Escorté par le Recteur de l'Université d'Alexandrie, je visite le Caire, remonte en train la vallée du Nil jusqu'à Aswan puis en hydroglisseur jusqu'à Abu Simbel. Je me rends à Gaza qui, en 1966, est encore égyptienne... un extraordinaire voyage !
Je dormirai deux nuits dans le palais de Nasser à Héliopolis qui m’y invite.
Le Président Gamal Abdel Nasser - un moment de détente dans son jardin de Héliopolis
Il se montre très paternel et comme attendri. Prenant son petit-déjeuner à l'aube, j'y assiste un matin. Dès son café, l’homme fume cigarette sur cigarette jusqu'à la nuit. Son aide de camp, qui ne le quitte pas d'une semelle, a les poches remplies de paquets de LM sur lesquelles figure une sorte de bouquet de fleurs. Le soir, il parle avec quelques invités dans son salon, le Maréchal Amer, son plus vieil ami est là.
23 juillet 1966 - J’accompagne, sur sa proposition, le Président Nasser au Cairo Stadium pour l'Anniversaire de la Révolution, devenu Fête nationale. Nous filons dans un convoi impressionnant vers le stade comble, une immense enceinte où se tiennent déjà des dizaines de milliers de jeunes et d'invités dans les tribunes. La pelouse est la scène où se produiront des heures durant gymnastes, danseurs, soldats et enfants tandis que sur les gradins faisant face à la tribune officielle, des centaines de jeunes manipulant des panneaux multicolores donneront forme à des tableaux, des messages, des drapeaux. C'est impressionnant et terriblement totalitaire. Nasser est heureux et deux ou trois fois tapotera le sommet de ma main. Il rayonne de ce sourire remarquable, unique et envoûtant qui marquera tous ceux qui l’ont approché.
A Alexandrie, je visite le Palais de Mountaza, dernière résidence du Roi Farouk avant son départ en exil lors de la Révolution. Tout a été gardé en l'état. Le lit défait, le tube de dentifrice dans la salle de bain, les costumes dans les penderies. Je loge dans la résidence attenante au bâtiment principal du Palais. C'est là que je fais la rencontre de Yasser Arafat, alors en Egypte pour se reposer. Le début d'une longue amitié, sporadique les premières années, mais indéfectible. Je n'imagine pas alors tout ce que représentera cet homme dans les années à venir.
Dix jours plus tard, de retour de haute Egypte, le protocole s’apprête à me reconduire à Port-Saïd d’où j’embarquerai pour Limassol et Beyrouth où m'attendent mes deux amis. Le Président Nasser me reçoit pour me saluer avant mon départ. Soudainement, alors que nous parlons de tout ce que j'ai vu, il s’empourpre, se tourne vers le Ministre de la Culture et s'adresse à lui en Arabe. L'échange est bref et vif. Les yeux de Nasser roulent un instant et le Ministre désemparé se tourne vers moi : "Nous avons omis de vous présenter le son et lumière des Pyramides. Cet oubli sera réparé dès ce soir !" Je prends congé de mon hôte à regret car ce que le jeune étudiant savoyard, encore totalement ignorant de la politique a senti de lui était chaleureux et agréable. Je ne le reverrai jamais.
Me voilà donc transporté aux Pyramides pour assister à un spectacle magnifique et inoubliable. Chaque nuit, il est présenté dans une langue différente. Ce soir-là il est prévu qu’il se tienne en Anglais. Mais sur ordre de la Présidence, le spectacle sera donné en Français. Spécialement pour moi… cela devient hallucinant et parfaitement gênant. D’autant que je vois des centaines de touristes anglophones furieux faire la queue pour être remboursés. Débarquant à Alexandrie, ils découvrent en effet les pyramides puis le son et lumières à l'occasion de leur seule nuit au Caire, avant de repartir pour Port-Saïd pour reprendre leur bateau ! On comprend aisément leur colère et leur déception. Je m’en sens à la fois coupable et impressionné. Finalement, je serai seul - avec deux gardes du corps - pour assister à ce spectacle incomparable. Sa beauté et son intensité me rendent encore plus isolé au milieu de ce millier de chaises désertées...
J'ai ainsi connu le Colonel Nasser, fils de petit fonctionnaire égyptien, qui avait 48 ans lorsqu'il m'accueillit au Caire. A l'âge de 16 ans déjà, il me le confiera un soir où pétrifié devant l'instant, je l'écoutais me parler dans son salon, il avait fait de la prison après des combats de rues avec la police. Il obtint son diplôme de l'Académie militaire et participa à la guerre de 1948. Il y sera blessé. Nommé colonel - cela restera son titre pour l'Histoire - il devient le chef du Mouvement des Officiers libres qui rassemblait de jeunes militaires brillants, diplômés et décidés à renverser le roi Farouk.
C'est le 23 juillet 1952 que Nasser fait son coup d'État militaire. Il proclame la république quelques mois plus tard. Le pays sera alors gouverné par un groupe d'officiers sous ses ordres. Mais dès 1954, les choses se gâtent entre lui et le général Naguib. Il le fait arrêter et prend la direction des événements. Environ deux ans plus tard il organise les premières élections présidentielles, se trouve être le seul candidat, et devient tout naturellement le Chef de l'Etat.
C'est dès lors un tourbillon de réformes accélérées, souvent violentes et injustes, que va connaître le pays à commencer par la centralisation de l'état, l'accroissement des pouvoirs du chef de l'état, la nationalisation rapide de l'industrie, une réforme agraire assez brutale, le lancement de grands travaux, comme, réalisation qui marquera l'histoire du monde, l'immense barrage d'Assouan.
Au cours des moments que je passerai avec lui, Nasser me parlera beaucoup de ce barrage d'Assouan dont la construction commença en 1960 pour n'être véritablement terminée qu'en 1971. C'est en effet Sadate et Khrouchtchev qui présidèrent à l'inauguration définitive , quelques mois seulement après la mort du Colonel.
En 1966, date de mon séjour en Egypte, la construction était fort avancée et de l'eau jaillissait déjà en contrebas de cette construction pharaonique du XXème siècle. Dans les rues d'Assouan je pus voir, à mon arrivée à la gare et dans toutes les rues, des milliers d'affiches, ornées de deux portraits, célébrant l'amitié entre Nasser et Khrouchtchev qui seule avait permis la réalisation du projet.
En effet, comme me l'expliquera le Président Nasser, l'économie agricole de l'Égypte dépendait entièrement des crues du Nil qui déposaient sur les berges du Nil les nutriments nécessaires à l'enrichissement des surfaces agricoles. Certaines années, le pays faisait face à de très fortes crues, d'autres années des crues trop faibles entrainaient jusqu'à la famine. Le premier barrage d'Assouan construit par les Anglais et inauguré en 1902 montrait, année après année son incapacité à réguler les eaux du fleuve.
L'idée de Nasser fut de construire un plus grand barrage, en amont qui permettrait d'atteindre trois buts : faciliter la navigation régulière sur le Nil, assurer la production électrique et mobiliser les ressources en eau nécessaires à l'irrigation des terres. Grâce à l'énergie produite, on pourrait aussi alimenter des usines produisant les engrais qui compenseraient les pertes résultant de la disparition des crues.
Le projet de cet immense barrage, à une dizaine de kilomètres en amont d'Assouan fut lancé dès 1954. Le soir, dans la belle chambre des invités qui m'avait été attribuée, comme un étudiant attentif et studieux, je notais tout ce qu'il venait de me dire. Les rares instant où nous nous trouvâmes en tête à tête, il me parla beaucoup et longuement tout en se parlant à lui-même : "Les Américains et les Anglais n'ont rien compris et ne comprendront jamais rien à ce qui se passe dans le monde arabe et à ce que sont les Arabes. Ils nous traitent comme des singes. Ils s'imaginent qu'il peuvent nous imposer leurs vues, nous dicter notre politique étrangère alors qu'eux-mêmes n'ont jamais été capables d'en élaborer une qui soit cohérente. Ils n'ont à la bouche que le mot sécurité et la planète doit se plier à cette conception colonialiste qu'ils se font du monde. Moi, au départ, je n'avais rien contre le fait de les associer au barrage bien que je me sois toujours battu contre l'emprise étrangère sur le monde arabe. En fait je ne pouvais rien faire sans leur argent. Ils auraient pu nous aider. Ils auraient pu restaurer dans la région une influence qui battait de l'aile. Mais moi je voulais reconnaître la Chine, cela faisait partie de ma vision du monde - d'ailleurs prémonitoire ! - et lorsque je l'annonçais en 1956, je me suis retrouvé tout seul avec mon barrage... Et puis le contexte était mauvais, les raids menés par les palestiniens sur le territoire israélien s'intensifiaient... J'ai un instant perdu quelque peu la main et j'ai dû réagir pour réaffirmer la souveraineté de l'Egypte. J'aurais aimé que tu sois là, à Alexandrie, le soir où j'ai annoncé la nationalisation du canal de Suez ! - il se lève de son fauteuil - Que croyaient-ils ? Qu'ils allaient ainsi encaisser pendant des siècles la fortune que représentent les droits de passage alors que nous serions là à les applaudir ? La décision de nationaliser restera pour toujours la marque de Nasser ! C'est d'ailleurs là que j'ai trouvé les fonds nécessaires pour Assouan puis les Soviétiques ont sauté sur l'occasion et ils ont complété ce qui manquait. Par contre, lorsqu'ils m'ont envoyé près de 500 ingénieurs et techniciens, on n'a pas pensé ici que ces gens là qui étaient des Experts en barrages n'avaient jamais eu à tenir compte de l'évaporation ! Car chez eux il fait froid. Notre barrage ne sera jamais vraiment plein car à un certain niveau, l'évaporation devient un phénomène prédominant sur l'alimentation en eau. En fait je ne pense pas que, même avertis, ils aient pu y faire quelque chose..."
17 juillet 1966, le Ministre de la Culture de la RAU me fait visiter des fouilles récentes à Alexandrie.
Il est important de rappeler qu'au lendemain de la nationalisation du canal, aussi visionnaire qu'avait pu l'être en son temps son prédécesseur Chamberlain, Anthony Eden, Premier ministre britannique n'hésita pas à comparer Nasser à Mussolini et à Hitler ! Il se démena pour qu'une expédition militaire soit lancée contre le «Mussolini du Nil ». Une piteuse intervention militaire franco-anglaise fut décidée dès août 1956. On profita d'un contexte international favorable : les Etats-Unis étaient en pleine campagne électorale présidentielle, l'URSS en mauvaise passe avec la Hongrie. Un accord secret fut même passé avec Israël à Sèvres pour mettre au point le scénario.
C'est Israël qui déclencha le conflit le 29 octobre et dès le lendemain, le 30 octobre, les commandos franco-anglais passaient à l'action. Mais l'Union Soviétique réagit avec force alors que les États-Unis se tenaient à distance. Les troupes d'invasion se retirèrent sans gloire : " Les Français, excités par les Anglais avaient plongé droit dans le piège ! Pour eux j'étais l'ennemi. Le FLN était présent au Caire, je les aidais un peu sur le plan financier et puis Guy Mollet ne pensait qu'à soutenir Israël. Il s'est pris un moment pour Napoléon sans avoir bien lu l'Histoire. Encore un qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Ils se sont ligués contre moi et m'ont déclaré la guerre. Mais le vainqueur c'est moi et c'est, j'en suis très fier, les Nations Unies qui m'ont consacré vainqueur en ordonnant à la France, la Grande-Bretagne et Israël d'évacuer mon territoire. Ce fut aussi le succès du panarabisme car de ce jour les Arabes, notamment la rue, me considèrent comme le leader légitime de leurs aspirations".
Qu'il est triste que nos démocraties, depuis maintenant bien longtemps aient tant de mal à se doter de grands leaders qui auraient une vue réaliste et à long terme de la situation du monde.
Nasser, isolé peu à peu par le monde, voyait loin et souvent juste, à très long terme. Ses analyses se sont révélées pertinentes au fur et à mesure que l'Histoire tournait ses pages même si son régime comporte des zones d'ombre et de douleurs inacceptables.
Nasser est le symbole de l'incapacité des occidentaux à concevoir et mettre en oeuvre une politique adaptée au Moyen-Orient. Les événements d'Egypte sont prémonitoires de tout ce qui nous arrive encore aujourd'hui.
En effet, pas un seul instant les Etats occidentaux ne le prirent en considération respecteuse. Nasser perdit leurs faveurs et, conséquence inéluctable de cette stratégie imbécile, se jeta de plus en plus dans les bras soviétiques. Au moment où ces lignes sont écrites on a pu constater la même situation au Soudan avec la Chine. Ce pays a été précipité dans les bras de la Chine par les sanctions décrétées contre ce pays comme l'Egypte, à cette époque, a été poussée dans les bras de Moscou par le rejet de l'Occident.
Nasser, toute sa vie, a prôné un panarabisme neutre donc non aligné. 1956 et la capitulation des anciennes puissances coloniales ont fait de lui le chantre du nationalisme arabe, et des partis "nasséristes" virent le jour un peu partout qui vantaient l'unité du monde arabe. Nasser était incontestablement le chef de file, la référence, le "héros" de cette grande cause à travers laquelle on espérait retrouver dignité et influence.
Là encore, les réactions inappropriées de l'Occident sont à l'origine dès ce moment - nous n'en sommes pas encore sortis - d'une confrontation entre le monde arabe et l'Occident. Le nationalisme est devenu économique pour les Arabes comme il le deviendra au XXIème siècle pour l'Afrique noire. Les ressources naturelles appartiennent à ceux chez lesquels elles se trouvent. Elles doivent servir les intérêts des pays arabes et non ceux des multinationales de l'Occident, acteurs d'une nouvelle forme d'impérialisme.
Un point semblait l'obséder, l'échec de la fusion Egypte-Syrie : "Les Arabes n'étaient pas prêts et l'Egypte encore moins. Je n'aurais pas dû céder à cette pression, pourtant séduisante qui aboutit en 1958 à la fusion de l'Egypte avec la Syrie. Au début je n'y croyais pas vraiment mais certains ont su me convaincre. Les Syriens m'ont pris par les sentiments en me disant que j'étais le seul à pouvoir les sauver. J'ai alors pensé un moment que je pourrais réaliser mon rêve de fédérer le monde arabe tout en luttant contre le communisme mais je n'en avais pas les moyens. La faiblesse de notre Economie face aux exigences d'un tel projet, mon désir de créer un État fortement centralisé qui me paraissait le seul moyen de répondre à tous les défis, notamment la bureaucratie et la corruption, de dépolitiser l'armée syrienne, d'instaurer un régime de parti unique comme en Égypte, tout cela ne fonctionna pas et nous coûta fort cher ! Et je dus me résoudre à constater que je n'avais pas les moyens de faire naître un nouvel espoir de changement et de modernisation. La République Arabe Unie ne durera que trois petites années même si, par superstition, j'ai décidé d'en conserver le nom pour mon pays".
Nasser mourra d'une crise cardiaque en septembre 1970. Son successeur, Anouar el-Sadate lira un discours "Nasser était un leader dont la mémoire demeurera immortelle au cœur de la nation arabe et de toute l'humanité"
Il est environ quinze heures lorsque quelqu'un frappe à ma porte. Je pense à un voisin - tout l'étage est occupé par de jeunes gardiens de la paix. J’ouvre et fais face à un monsieur de type méditerranéen, élégant et très essoufflé. En effet les sept étages d'escalier nécessitent entrainement et jeune âge.
Il se présente. C'est l'Ambassadeur de la République Arabe Unie (Egypte) en France. Rencontre inattendue qui me surprend. Il m'explique qu'il vient me remettre une lettre personnelle et manuscrite du Président de la République Arabe Unie, le Colonel Gamal Abdel Nasser. Il porte d'ailleurs cette enveloppe comme le Saint Sacrement ! Je lui demande de me traduire le document rédigé en langue arabe. Le Président Nasser me remercie d'avoir été l'étudiant français ayant vendu le plus de timbres pour le sauvetage du Temple d'Abu Simbel. Il est vrai que je me suis passionné pour cette cause et que j'ai consacré, en fédérant nombre de mes amis étudiants, beaucoup de temps à cette entreprise que je trouvais passionnante. Il s'agissait de financer le démontage pierre par pierre de ce temple exceptionnel pour le reconstruire sur la colline voisine et le faire ainsi échapper à la montée des eaux résultant de la mise en eaux du Barrage d'Assouan.
Qui plus est, il m'invite personnellement à visiter son pays - pour le temps que je souhaite - et naturellement, le "nouvel" Abu Simbel. Quelle histoire insensée pour un étudiant comme moi qui travaille le soir pour vivre à peu près décemment ? Je raconterai le détail de ce voyage magnifique. Pour l'instant je parlerai simplement de mon étape d'Alexandrie sur le parcours qui m'amènera dans tous les grands centres de l'Egypte.
En tant qu'hôte du Chef de l'Etat, je vais en effet, au cours du mois de juillet 1966, être logé pour deux nuits au Palais Montazah. C'est une superbe construction qui remonte à la fin du XIXème siècle, situé à 15 kilomètres du centre-ville d’Alexandrie. Il surplombe la mer et bénéficie d'un bel accès à une plage privée. Il fut initialement la résidence du khédive Abbas Hilmy avant d’accueillir les hôtes du roi Farouk d’Egypte et le roi lui-même avant son départ pour l'exil. Depuis la Révolution de Nasser, il est occupé par le Président égyptien et ses hôtes de passage. Il abrite de nombreux vestiges de la Famille royale égyptienne. Il se situe au sein d’un vaste domaine composés de superbes jardins dans lesquels se trouve également le Palais El Salamlek qui deviendra plus tard un hôtel de luxe.
Il fait très chaud et je demande à aller me baigner dans ce lieu exceptionnel. La plage est à moi car tout est privé. Pas tout à fait à moi car, sous un parasol isolé se trouve un homme qui lit. Me voyant patauger dans l'eau, celui-ci me fait signe de le rejoindre ce que je fais. Il se présente et son nom m'est totalement inconnu : Yasser Arafat. Il ne porte pas encore le kefieh qui deviendra son symbole. Nous parlons beaucoup et dînons ensemble.
Je suis assis sur la plage du palais de Palais Montazah à Alexandrie, en discussion avec l'équipe Arafat, seule photo fixant ce moment...
Je ne comprends pas grand chose, à cette époque, à ces questions politiques qui semblent le passionner. Je suis en effet un étudiant de 20 ans et 1968 n'est pas encore passé par là. Tout ce qui touche à la politique m'est étranger. A Paris, le conflit israelo-palestinien est un sujet de discussions enflammées dans les milieux étudiants, mais entre initiés. Les choses commenceront à changer en 1967 avec la guerre des six jours. Je me souviens que l'agence de voyage EL Al, rue de la Paix, avait placardé une grande affiche avec la mention "Visitez les Pyramides avec El Al" sur le fond d'une photographie représentant le Sphynx...
Yasser Arafat, très spontanément, se montre avenant et manifeste vis à vis de moi une tendresse quasi-paternelle qui ne se démentira pas au cours des nombreuses années qui, jusqu'à sa mort en feront un ami cher bien que fort lointain à certaines périodes.
En effet, je ne le verrai que rarement jusqu'en 1982. C'est à ce moment là, en pleine guerre du Liban, qu'Arafat échappe à la mort en quittant un immeuble réduit à terre par une bombe israélienne. Escorté et protégé par les troupes française dépêchées par le Président François Mitterrand, il quitte alors Beyrouth, assiégée par l’armée israélienne, à bord d’un navire militaire français vers la Grèce puis la Tunisie.
Le président tunisien, Habib Bourguiba finit par accepter de le recevoir à Tunis à la demande de la Ligue arabe et de la France.
Les choses se stabiliseront vraiment pour Arafat en 1987 lorsque Zine el-Abidine Ben Ali devient Président de la République tunisienne. A ce moment là, le pays est en proie aux luttes de succession, aux tensions politiques et économiques et, déjà, à la montée de l'intégrisme. Zine el-Abidine Ben Ali protégera Yasser Arafat et l'assistera dans son exil. C'est ainsi qu'il mettra à sa disposition, à temps plein, un avion d'affaires qui redonnera vie à son existence politique internationale. Au delà de tout ce que l'on peut dire sur son régime et qui ne nous intéresse pas ici, Ben Ali a permis, avec courage et persistance, au peuple palestinien, au travers de son chef, de disposer d'un leadership visible et actif. Ce point au moins est positif.
A Tunis, Yasser Arafat dispose, à titre personnel, d'une villa modeste sur les contreforts de Tunis, en aval de l’hôtel Hilton, dans laquelle on pénètre en traversant une petite cour où se trouvent ses gardes du corps, étonnement jeunes - c'est ce qui me frappe le plus lors de ma première visite sur place. Quand on entre dans la maison, sur la droite se trouve son bureau, immense, dominé par une imposante photo de la Mosquée de Jérusalem, objet de la nostalgie permanente de Yasser Arafat, et prolongé par une longue table de conférence. Sur le mur, à côté du bureau, posée à même le sol, une carte hydrologique de la Palestine "Tu sais Jean-Paul, qui n'a pas vu cette carte ne comprendra jamais rien à la crise du Moyen-Orient. Les Israéliens veulent l'eau, ils la prennent, aux Syriens comme à nous. Nous, on peut mourir...". Les grands rideaux sont d'un vert triste et délavé et la lumière blafarde, diffusée par des tubes de néon agressifs auxquels il semble curieusement habitué. C'est ainsi que vit Yasser Arafat. Tout au long de sa vie, je ne le verrai que dans cet uniforme vert, dans un cadre d'inconfort total. Un jour, à Gaza, alors que nous sommes dans son bureau du bord de mer à discuter, je lui demande la permission d'aller aux toilettes. Il m'indique, pour m'éviter de repartir dans les couloirs, la porte de sa chambre, à gauche derrière son fauteuil. Je la traverse avant d'accéder aux toilettes. Il y a là, pour tout mobilier, un lit militaire très rudimentaire, une table occupée de nombreuses boîtes de médicaments et un vélo pour l'exercice... Je ne peux même pas sortir marcher sur la plage. Ma Sécurité me l'interdit...
Je me suis souvent rendu à Tunis visiter Yasser Arafat dans la période qui précéda son retour en Palestine. Quand je venais le voir, le protocole était rituellement le même. J’étais accueilli à l'arrivée à l'aéroport de Tunis-Carthage par un commissaire tunisien qui me dirigeait discrètement vers un salon donnant directement sur un petit parking de l’aéroport où se trouvaient les véhicules d’escorte de l'OLP. Yasser Arafat avait en Tunisie un statut internationalement indéfini mais était traité comme un Chef d'Etat. Il y était hébergé avec des privilèges "de siège", accordés habituellement aux Organisations Internationales. Ses invités étaient traités off shore par la sécurité tunisienne et les formalités étaient abrégées. Une limousine me faisait alors traverser Tunis, suivie d’une 4 x 4 où prenaient place des militaires armés portant l’insigne de l’OLP. On m’amenait à l’hôtel Hilton dans une chambre déjà réservée. Immuablement, je devais être prêt dans le hall vers 23 heures. Son protocole arrivait alors et attendait en ma compagnie un "top départ" donné par radio pour que nous nous mettions en route.
L'attente était parfois longue. Au bar du Hilton, des hommes nombreux traînaient, discutaient, buvaient, sommeillaient, Tunisiens, Arabes, Européens et surtout, à cette époque, Libyens. Logique. La Libye a longtemps été sous embargo : tout vol aérien à destination ou en provenance de Tripoli était interdit. Les Libyens avaient donc peu de moyens pour voyager. Le principal était de se rendre par bateau jusqu’à Malte pour y prendre un avion. Ces sanctions ont d’ailleurs fait la fortune de cette belle île, devenue la résidence secondaire de la Libye, ainsi que celle des ferries aux magasins luxueux et bien achalandés. Durant l'embargo, des Airbus y acheminaient les Libyens en transit. Les autres voyageaient par la route jusqu’à Djerba et s’envolaient ensuite vers le monde depuis le petit aéroport de l’île. D’autres aussi passaient par Tunis tout simplement pour y goûter la douceur de vivre. C’est ainsi que j'y rencontrais quelques fois pour dîner, toujours au Hilton, M. Mountasseur, ministre libyen des Affaires étrangères qui y avait ses habitudes à un étage qui lui semblait largement réservé. Il faisait venir à Tunis ses invités grâce à un lear jet qui volait sous drapeau maltais et maintenait ainsi ses relations internationales.
A 23 heures donc, j’étais prêt, dans le hall de l’Hilton, attendant l’instant où j’allais être conduit vers la résidence de Yasser Arafat. A ce moment-là arrivait un membre de son protocole qui m’expliquait immanquablement qu’il me fallait attendre en raison d'un empêchement de dernière minute. Vers minuit ou plus tard, une voiture arrivait pour me conduire à la villa en traversant le quartier résidentiel de la capitale. Un portail, encadré de hauts murs, donnait accès à une cour au fond de laquelle se trouvait l’entrée de la maison, quadrillée de militaires. On m’introduisait dans un hall sur lequel donnait la porte de cette grande pièce sinistre : celle où travaillait habituellement Yasser Arafat. Il cultivait l’amitié et la manifestait de manière affectueuse et douce. Il avait une manière inoubliable de vous embrasser et de serrer votre main qu'il mettait longtemps à vous rendre. Il émanait de lui un sentiment de solitude impressionnant et un appel au contact tout aussi marquant.
Là, installés dans de mauvais fauteuils dont il était difficile de sortir, tout en buvant du thé accompagné de pâtisseries tunisiennes " Je ne sais pas comment ils font ici, les pâtisseries marocaines sont bien meilleures !". Nous passions alors la nuit à refaire le monde. N’étant pas un officiel, je représentais dans son agenda une parenthèse de détente et d'ouverture. Qui plus est, il m'avait connu tout jeune étudiant. Il y avait certainement chez lui la nostalgie du temps passé et d'une vie plus tranquille alors que son âge avançait. Il me parlait librement et avec confiance. Mais de grands moments de silence émaillaient nos conversations. Ils me surprirent au début. Mais je sentis, au bout d'un certain temps, qu'ils les appréciait et qu'il était bon de les respecter. Le silence, apprécié des seuls initiés, était pour lui un extraordinaire moyen de communiquer et d'infuser la chaleur de ses sentiments.
C’est ainsi, au cours de ces rencontres de Tunis de Gaza, de Ramallah et d'ailleurs, qu’il me raconta plein d'histoires passionnantes dont son accident d’avion dans le Sahara en avril 1992. C’était à l’occasion d’une discussion que nous avions au sujet des très jeunes soldats qui formaient sa garde prétorienne à Tunis : « A moi seul je suis un être isolé et un Etat. Un Etat avec d’énormes charges financières. Un Etat doté d’un véritable budget et de ressources qui doivent être régulières pour des dépenses qui ne le sont pas moins. Je verse des pensions, des retraites, des indemnités pour les combattants de l’OLP. Les jeunes que vous voyez dehors sont ici avec l’assentiment de leurs parents ou de leurs épouses, prêts à donner leur vie pour moi. S’il leur arrive malheur, leurs proches seront indemnisés comme toute famille de militaire dans un pays normalement organisé. Si je cesse d’offrir cette garantie et de payer les pensions aux parents, aux veuves et aux orphelins, je me retrouverai seul. L'engagement politique a une limite dans le monde d'aujourd'hui. Alors il me faut un véritable budget. Mes détracteurs calculent ce qu’ils pensent que j’encaisse et m'accusent de détourner cet argent. Calculent-ils ce que je dépense ? Moi, à titre personnel, je ne dépense rien »
Mais il existe aussi un dévouement qui, ultime, ne peut trouver son origine que dans la par pure conviction et la totale abnégation. L'histoire qui suit en est la plus belle illustration. En 1992, Yasser Arafat se trouve dans un jet privé aux couleurs de Tunis Air d’une dizaine de places - que le Président Bin Ali a toujours mis à sa disposition -, il voyage au dessus du désert libyen. Quelques jours plus tard il doit d'ailleurs me rejoindre à Athènes où j'organise le premier Sommet de la Méditerranée de l'ère post-communiste à l'initiative de Andonis Samaras, le Ministre des Affaires Etrangères de Mitzotakis.
Comme dans un mauvais film, les pilotes constatent soudain que les réservoirs perdaient régulièrement leur kérosène et en grande quantité ce qui hypothèque définitivement la suite du voyage. Il ne reste plus que quelques minutes d’autonomie de vol. Il leur faut se poser en urgence, de gré ou de force. N'importe où. Mais justement où ? Au sol, une violente tempête de sable interdit toute visibilité. L’atterrissage de l’avion sera immanquablement catastrophique et il y aura des victimes. En quelques instants, la décision est prise par l’entourage du Président. Les pilotes choisissent sans hésiter de se sacrifier. Il n'y a pas de discussion. Pour eux c'est un fait acquis. Ils savaient qu'en "plantant" l'avion vers l'avant, ils ont une chance d'épargner la partie arrière de la carlingue qui, en l'absence de kérosène ne prendra pas feu. Les gardes du corps décident également de se sacrifier pour protéger Arafat. Afin d'amortir au maximum la violence du choc, ils s'enroulent physiquement autour de lui faisant ainsi une sorte de protection humaine au centre de laquelle il placent leur chef. L'avion se posa à l’aveugle et s'écrase sur l'avant comme prévu. Les pilotes et les gardes qui entouraient Arafat de leurs corps meurent. Yasser Arafat est blessé mais légèrement.
Cette histoire, qui fait partie du quotidien du Chef de l'OLP, j'en appris les détails lors d’une visite à Tunis. Elle est, à elle seule, significative du charisme et de l'emprise exercée par Arafat sur son entourage et, surtout, la jeunesse. On comprend mieux alors pourquoi Israël, sous de multiples prétextes, a toujours rejeté cet homme rayonnant et cherché ses interlocuteurs palestiniens dans des personnalités mois bien trempées.
Nous avons souvent et longuement parlé de l'Intifada : "En faisant trainer les choses, en colonisant Israël ruine tout espoir de normalisation avec nous. Et puis, tu sais, les Israeliens ne feront jamais la paix parce qu'ils n'en ont pas les moyens ! Les moyens financiers ! Leur économie largement collectiviste est en faillite. Du fait de cette guerre, ils mobilisent la diaspora et reçoivent des milliards chaque année, notamment des Etats-Unis ! Tu penses bien que le jour où la paix s'installe, la diaspora ne payera plus ! Ils se retrouveront au pied du mur ! Voilà pourquoi je suis désespéré sans jamais le dire "
Un soir, vers la fin, à Ramallah, il me parla longuement des relations entre les Palestiniens et le monde arabe. "Nous sommes des arabes ! Et les Arabes ne nous aident pas. Ou est la solidarité de notre grand peuple. Ou est la solidarité de l'Islam ? Il y deux points importants que tu dois savoir: l'intégrisme islamique et sa déviance terroriste d'une part et la relation fusionnelle entre Israël et les Etats-Unis d'autre part. L'intégrisme est un jouet entre les mains des américains. Ils s'en servent à leur gré, ça les amuse de jouer à ce genre de guerre, mais comme ils n'y comprendront jamais rien, ça leur saute régulièrement à la figure. L'enjeu essentiel pour les Américains, ce sont les ressources pétrolières de la péninsule arabique. Cette région est foncièrement instable, entre les mains dominantes de l'Arabie Saoudite, régime anachronique et rétrograde qui maintien une main de fer sur une population importante pauvre et malmenée. Chaque jour le Roi peut tomber; s'il tombe, en une nuit, les autres monarchies du Golfe s'effondreront et ce seront des révoltes de philippins, d'indiens et de pakistanais qui vont réduire à néant ces constructions fantasmagoriques. Dans ce cas les Etats-Unis perdent leur source privilégiée d'approvisionnement énergétique. Ils ne peuvent se le permettre. Alors ils déploient une politique de chaque instant, psychologiquement envahissante dans ces pays qui ne peuvent même pas respirer sans leur demander la permission. Si jamais les choses se relâchent, qu'un risque d'émancipation apparait comme pouvant se faire jour, BOUM ! une bombe dans un hôtel de Riyadh ou le quartier des diplomates ! Toute la famille royale se met à trembler et à la fin du jour remercie le ciel d'avoir près d'eux ces bons amis américains qui les protègent et ne les laisseront jamais tomber. Ca c'est le premier point. Le deuxième c'est que l'étoile de David pourrait être la cinquantième du drapeau américain. C'est normal, c'est l'électorat juif qui décide de l'élection des Président américains ! Alors il faut y faire très attention et nous, les Palestiniens on est seuls. Suppose qu'un Etat arabe nous assiste, nous aide, nous apporte ne serait-ce que du para-militaire pour équiper nos forces de l'ordre, cela sera immédiatement considéré comme un acte anti-israëlien ! Et BOUM ! On va le déstabiliser chez lui et tout va s'arrêter. Ne te demande pas pourquoi nous sommes seuls. Nous sommes encerclés et isolés... Nous serons toujours seuls..."
L'un des moments les plus extraordinaires que j'ai vécus avec Yasser Arafat est la rencontre que j'ai personnellement organisée pour lui, à sa demande expresse, et le ministre israélien des Affaires Etrangères Shimon Pères en Avril 1994 à Bucarest dans le cadre d'un Forum Extraordinaire de Crans Montana. Ce fut le dernier round de leurs négociations avant la signature des Accords du Caire devant sceller la mise en œuvre du processus de paix (...).
Les chaînes de télévision du monde entier avaient fait le voyage. pendant trois jours, Bucarest fut l'un des lieux où s'écrivait l'histoire du monde.
Le matin de l’ouverture du Forum, en provenance de Moscou se posait sur l'aéroport d'Otopeni le désormais célèbre petit avion de Tunis-Air amenant le Président de l'Autorité Palestinienne. J'étais naturellement à l'Aéroport pour l'accueillir en compagnie d’Adrian Nastase, Président du Parlement.
La sécurité mise en place par les Roumains pour cette rencontre bilatérale était impressionnante. L’aéroport était en état de siège. Des centaines de journalistes avaient été admis dans le salon d'honneur. Dès sa descente d'avion, Arafat se rendit dans cette cage aux fauves. Les questions fusaient en tous sens. Le fidèle Nabil Abourdina assistait le Président Arafat avec brio, discrètement comme toujours, lui soufflant dans l'oreille, de temps en temps, certains mots clé.
Puis il fallut partir car le programme était chargé et, visiblement notre hôte avait besoin de se reposer. Au moment où Arafat quittait le pavillon d’honneur et s’asseyait dans la limousine blindée, une énorme explosion retentit au niveau du moteur ! Une fumée blanche sortit en sifflant du capot. Les gardes du corps se précipitèrent, empoignèrent Arafat et l’emmenèrent, quasiment à l'horizontale, dans le bâtiment de l’aéroport. En fait, ce fut beaucoup d'affolement pour rien.
La voiture était l'une des énormes limousines soviétiques que comptait le garage de Ceaucescu, faute de mieux, le protocole avait pensé bien faire en l'utilisant et une durite, certainement de l'époque stalinienne, n’avait pas supporté que le moteur tournât si longtemps pour chauffer l'habitacle. Elle avait rendu l’âme avec une brutalité inattendue et provoqué une explosion aussi spectaculaire que dérisoire.
Le protocole roumain avait cependant tout prévu; un deuxième véhicule blindé nous permit de prendre immédiatement la route de Bucarest dans la cacophonie des sirènes hurlantes. A très vive allure nous parvenons au Palais de Cotroceni, survolé en permanence par des hélicoptères. Les gens massés sur le parcours applaudissaient le cortège d’une trentaine de véhicules encadrés de motards et qui s'allongeait sur plus d’un kilomètre. D’imposants 4x4 dont on avait enlevé les portes pour que des militaires puissent se tenir debout sur les marchepieds, masqués et armés de fusils automatiques, ouvraient et fermaient le convoi. A chaque carrefour une ambulance attendait, moteur au ralenti, à côté des services de sécurité. C'est ainsi que l'on parvint au Palais.
Là, souriant et décontracté, Shimon Pères attendait déjà en compagnie de Ion Iliescu. Les séances de travail se poursuivirent nuit et jour durant quarante huit heures, le Président de la Roumanie faisant preuve d'une autorité et d'une sagesse remarquables. J'organisais une conférence de presse, à laquelle étaient conviés tous les participants du Forum, pour clore l’événement. Elle dura plusieurs heures. Les Accords du Caire allaient pouvoir être signés.
Quelques mois plus tard, en 1995 j’organisais à Malte le second "Crans Montana Mediterranean Forum". La venue de Yasser Arafat était déterminante pour Malte qui se retrouvait ainsi sur la carte des grands rendez-vous mondiaux. Pour notre organisation aussi qui n’aurait su traiter de sécurité en Méditerranée sans la présence du Président de l’Autorité Palestinienne.
A Malte, le Ministère des Affaires Etrangères est serein. Il y a dans la diplomatie maltaise une certaine nonchalance mêlée d'un éternel fatalisme devant un isolement que rien ne justifie si ce n'est la solitude née de sa position géographique. Malte n'est-elle pas la plaque tournante de la Méditerranée, de son commerce, promise à un avenir que la rencontre Bush-Gorbachev a consacré ? Il est minuit. Arafat doit arriver le lendemain à neuf heures du matin en provenance de Gaza pour passer la journée au Forum et y délivrer une allocution très importante. Je suis dans la chambre de mon hôtel; le téléphone sonne. Je reconnais Nabil Abourdina, le plus proche collaborateur de Yasser Arafat. Il a l'air embarrassé, ce que l'organisateur d'événements que je suis n'aime guère... « Je vous passe le Président ». C’est un homme, comme souvent épuisé, qui me parle. Avec sa chaleur et son émotion habituelles « Mon ami, je suis dans l’impossibilité de venir…les événements se précipitent et requièrent ma présence ici». Mon programme s’effondre ! Un long silence. Puis soudainement, Arafat se reprend « Je vous ai promis de venir … alors je vais venir mais pour quelques heures, je ne voudrais pas manquer cet événement et vous décevoir. Je sais tout ce que vous avez fait pour moi. Je sais que vous m'attendez »
Neuf heures du matin, l’habituel petit avion de Tunis Air se pose sur l’aéroport de La Valette. Guido de Marco, Ministre des Affaires Etrangères et futur Président de la République, est à mes côtés pour accueillir le Prix Nobel de la Paix. Dès son arrivée, Arafat va prendre ma main dans la sienne à sa descente d'avion et ne la lâchera plus jusqu’à son départ qui aura lieu le soir, même lorsqu'il s'élancera au pas de course dans l'escalier du Centre de Congrès pour rejoindre le Salon VIP au deuxième étage. Son programme sera respecté, y compris les interviews télévisées et les audiences protocolaires. Nous montons dans la voiture blindée au pied de l'avion, une limousine allemande que le Gouvernement vient d’acquérir car, dans quarante-huit heures, le Premier Ministre chinois sera également à Malte pour une visite officielle et malte a mis les petits plats dans les grands. Le cortège s’ébranle pour gagner la résidence du Président de la République qui souhaite recevoir le Président Arafat dès son arrivée. Une fois de plus la police maltaise va surprendre. Normalement, pour une personnalité d'importance, il faut au moins deux équipages pour ouvrir la route. Le premier loin en avant et toutes sirènes hurlantes, le second plus proche du véhicule. Les Maltais font l’inverse comme d’habitude. Les deux seuls motards chargés d'ouvrir la route restent à deux mètres de la voiture blindée. A une telle vitesse, on a l'impression permanente qu’on va les percuter. On arrive ainsi sur les obstacles au dernier moment sans que les voitures puissent être utilement prévenues du cortège qui surgit ! Alors que nous entrons dans un immense rond-point, un camion de blanchisserie, sûr de sa priorité et qui n'a pas compris ce qui se passe, percute violemment la portière arrière droite de notre voiture, du côté de Yasser Arafat, projetant notre lourd véhicule dans une glissade interminable. Heureusement il n'y a pas d'autre obstacle. J’aperçois une grappe de militaires se précipiter sur le camion stoppé dans son élan. Dans la voiture, le garde du corps donne calmement l’ordre au chauffeur d’accélérer et nous filons alors dans les rues étroites de La Valette, à très vive allure et sans aucune escorte. C'est un miracle que nous ne provoquions pas d'accident. Nous sommes seuls, il n'y a plus d'escorte et nous arrivons enfin chez le Président, franchissant le poste de garde en manquant d’en pulvériser la barrière.
C’était bien sûr un accident. Ce qui me frappa le plus fut l’absence de réaction d’Arafat au moment de l'accident. A ce moment là, Yasser Arafat m'expliquait pourquoi son épouse avait accouché à Paris et non en Palestine, ce qui avait défrayé la chronique... Le choc violent, la glissade, le démarrage en trombe et les secousses du voyage n’altérèrent pas un seul instant son discours qui continua sans la moindre interruption. Il continua de discuter comme si de rien était. L’habitude, sans doute…
Pour le Forum annuel de juin 1996, je retiens l'idée d'Arafat, compte tenu de mes liens avec Shimon Pères, devenu Premier Ministre après l'assassinat de Yitzaak Rabin, de consacrer une part importante des activités à la situation au Moyen-Orient, de recevoir Israël en tant que pays hôte et d'y consacrer nombre de séance à la coopération entre Israël et la Palestine. L'évolution de l'économie d'Israël est en effet un élément déterminant pour la survie des Territoires palestiniens. Je me rends donc à Jérusalem à la fin 1995 pour rencontrer Shimon Peres Premier Ministre. Il me reçoit à son bureau de Chef de Gouvernement. Il se souvient avec beaucoup de plaisir de la rencontre que j'avais organisée à Bucarest l'année précédente. Il voit dans ma proposition une possibilité stratégique de faire le point sur le Processus d'Oslo.
Je profite naturellement de ce déplacement pour rendre visite à Yasser Arafat à Gaza et au Prince Hassan à Amman en Jordanie.
C'est un contraste terrible de passer d'Israël à Gaza. Israël a toutes les apparences d'un pays riche et les attributs d'une nation hautement industrialisée. Mon ami Shimon Shetreet, Ministre des Affaires Religieuses après avoir été le Ministre de l'Economie du Gouvernement Itzaak Rabin, a mis à ma disposition une voiture officielle. J'arrive au check-point sud d'Israël donnant accès à la bande bande de Gaza. Au centre d'une immense esplanade déserte, un mirador, en fait un poste de police abrite des militaires israéliens lourdement armés. Sur le côté gauche, un couloir grillagé voit s'entasser des centaines de pauvres gens qui tentent d'entrer sur le territoire israélien. D'autres gigantesques miradors dotés de mitrailleuses dominent l’ensemble. Pas un uniforme palestinien à l'horizon. Le chauffeur de ma voiture s'arrête. Il ne peut aller plus loin. Je pars donc à pieds, sous un soleil de plomb vers l'autre partie du check-point, en tenant mon passeport suisse à la main, bien en vue.
Au poste de contrôle, on scrute mes papiers et tous ses tampons. Cela est long, peu sympathique. Je sens que le but de ma visite n'est pas particulièrement apprécié Finalement, je suis autorisé à poursuivre les 300 mètres du terre-plein désert. J’aperçois au loin quelques uniformes palestiniens qui me font un signe amical. Ils n'ont pas le droit d'avancer à ma rencontre. Une villa se trouve là, le long de la route où je suis accueilli chaleureusement avec une tasse de thé avant de monter en voiture pour partir vers le centre de Gaza. Un véhicule de police nous ouvre la route. En deux cents mètres, je pénètre dans la misère et le dénuement. Les routes, pleines d’ornières, n'ont jamais été vraiment construites. Les bas-côtés laissent découvrir des habitations désolées. Nous sommes déjà dans Gaza, où se presse dans les rues une foule désœuvrée, peu curieuse des gens qui passent. La voiture avance péniblement. Le militaire palestinien me confie : "le Président Arafat nous a interdit les sirènes…Vu les conditions dans lesquelles vit la population, ce serait les insulter !" Arrivés près de la mer, nous passons une chicane militaire et entrons dans la zone protégée d’une villa dans laquelle se trouve la Présidence de l'Autorité Palestinienne. Un bâtiment de trois étages. Les couloirs sont pleins de gens affairés, qui montent et descendent les escaliers, des papiers à la main. Je suis introduit dans un salon dont les fenêtres sont aveugles.
Yasser Arafat entre et m'étreint longuement. Il a parlé au téléphone à Shimon Peres. Il me fait part des difficultés existentielles dans lesquelles il se trouve mais me confirme son intention de se rendre à Crans Montana, comme il est y était déjà venu, dans le cadre de mon projet.
Mais dans les semaines qui suivent ma visite, Shimon Pères précipite les élections et les fixe au printemps 1996. Il se trompe. Il va les perdre. Ces élections verront Netanyahou accéder au poste de premier Ministre. Le Likoud revient au pouvoir ce qui n'est pas bon signe pour ce processus d'Oslo déjà en bien mauvais état. Tout cela se passe à la veille de l'ouverture du Forum. Le nouveau Gouvernement israélien est présenté à la Knesset. Mon programme ne tient plus, il s’en trouve complètement bouleversé, puisque Israël et ses relations avec la Palestine sont le thème essentiel du Forum. Je conviens finalement avec Dary Gold, l'un de ses proches collaborateurs, que Netanyahou fera une intervention par satellite et que son Conseiller pour les affaires étrangères, l'ambassadeur Shoval, se rendra à Crans Montana pour présenter la politique du nouveau Gouvernement. Le tout en l'absence de Yasser Arafat qui ne peut plus quitter Gaza.
Au Forum, l'ambassadeur Shoval est un émissaire très attendu et la salle est pleine pour l'écouter. Il intervient alors avec une violence rare, totalement inappropriée. Tous les délégués sont abasourdis par sa déclaration "Jamais Monsieur Netanyahou ne serrera la main d'Arafat (sic)". Les délégués arabes, nombreux, quittent immédiatement la salle. Dès la fin de son intervention je le prends à part "Comment pouvez-vous dire cela ? Yasser Arafat est votre seul interlocuteur légitime. Il a tant de mal à fédérer toutes les tendances qui s'agitent autour de lui. Si vous refusez le contact, vous le désavouez, vous lui enlevez sa légitimité. Vous devenez l'allié du Hamas. Si Arafat n'existe plus vis à vis de vous, vous allez à l'explosion totale !"
Je rapporte immédiatement ces propos à Jean-Pascal Delamuraz, Président de la Confédération suisse, juste avant que celui-ci ne reçoive Shoval en audience dans un salon attenant. L'entretien qui va suivre sera houleux. Je n'entends que des paroles fortes et indistinctes à travers la porte... Shoval s'en va.
Quarante-huit heures après, Dary Gold rencontrera le Président Arafat et les deux leaders finiront par se serrer la main dans les quelques jours qui suivront...
Au moment où j'écris ces lignes, nous avons atteint le pire. Où va la Palestine ? Où va Israël ? Plus aucun principe n’est respecté, les résolutions du Conseil de Sécurité sont ignorées. Les colonisations, subtilement organisées ne permettent plus de dessiner un Etat palestinien viable.
En 1996, avant de nous quitter, Lea Rabin m’a désigné comme le seul héritier spirituel non juif de Itzak Rabin, me donnant pour mission écrite de fonder la « Fondation Itzaak Rabin pour la Paix ». Depuis, j’attends des jours meilleurs pour mettre en oeuvre cette dernière volonté. Quand viendront-ils ?
Juin 1990 - Premier Forum de Crans Montana de l'Histoire. Le soleil illumine le Haut-Plateau de Crans-Montana. Le climat est d'une douceur exceptionnelle. Les Participants du Forum découvrent un endroit paradisiaque. Déjeuner sur l'herbe dans ces conditions est un privilège. Le Directeur Général de l'Hôtel, M. Bonvin sera, avec Alain Morard par la suite, le dernier hôtelier digne de ce nom à officier en cet endroit unique. Il veille à chaque détail et, lorsqu'il a deux minutes de répit, va tourner doucement la manivelle d'un vieil orgue de barbarie diffusant des mélodies uniques qui se conjuguent au chant des oiseaux.
Ces moments seront très importants pour le futur de mon Organisation. Il s'agit d'un vrai baptême dans la beauté, la sérénité et l'amitié. L'ambiance entre les participants est excellente. Certains prendront au cours de ce déjeuner des coups de soleil mémorables mais ils reviendront avec des photos et des souvenirs impérissables.
Cette pelouse était le plus bel endroit de Crans Montana. elle n'a malheureusement pas résisté à la venue des spéculateurs sans foi ni loi. Il faut construire. Construire n'importe quoi. Tout détruire de ce qui a fait le charme de cet endroit. Et cela n'est pas propre à Crans.
Prenons Zermatt. Lorsque vous remontiez la grande artère qui conduit aux téléphériques, la Banhofstrasse, il y avait sur la droite une brasserie dénommés Seiler Haus. Une magnifique terrasse jouxtait une immense pelouse. Au fond, les enfants jouaient à la balançoire alors que les parents buvaient tranquillement le thé dans de confortables fauteuils en écoutant un orchestre, souvent décadent, comme sur la place St-Marc à Venise. En remontant cette rue, on entendait de loin cette agréable musique qui appelait à la sérénité et au calme, à l'ombre de ce Dieu qu'est le Cervin dans sa majesté. Le Seiler Haus, créé par des hôteliers qui eux, avaient une vision et un sens de leur village, n'existe plus. Il a fallu faire de l'argent, sabrer un héritage pluri-générationnel, peut-être même combler des pertes dues à une mauvaise gestion. On a purement et simplement détruit cette belle pelouse, lieu mythique de la station, et construit je ne sais quoi sans forme ni beauté. Mais au moins on vend des souvenirs...faits à Hong Kong. On fait de l'argent et les japonais qui passent par grappes imposantes ne ressentent ni ne ressentiront jamais rien.
A Crans-Montana, le même danger guette. A la différence que Crans-Montana n'est pas une municipalité. C'est la juxtaposition de six communes qui gèrent ensemble ce patrimoine commun qui n'appartient à personne et que certaines rivalités politiques paralysent bien souvent. Crans-Montana est née de génération littéralement spontanée. La station a forcé la main à ses propriétaires et on ne s'est jamais vraiment remis de cette naissance non désirée.
Il n'en reste pas moins que Crans-Montana existe dans sa beauté et sa réalité et que le Forum de Crans Montana lui est attaché, très attaché !
Dans les jours qui avaient suivi l'élimination des tyrans, je me posais à Bucarest dans l'un des premiers avions amenant des responsables occidentaux, principalement français, venus encourager le processus démocratique qui s'amorçait. C'est ainsi que je fis la connaissance de Ion Iliescu, leader incontesté du mouvement et de celui qui deviendra son Premier Ministre en juin 1990, Petre Roman.
Petre Roman est un être extraordinaire. En 1989, c'était la star de CNN qui aimait cultiver son regard et son sourire ravageurs. Il aurait pu tourner dans un film hollywoodien. Il est l'un des hommes les plus brillants que j'aie rencontré, capable de tenir plusieurs heures une conférence de presse en répondant alternativement en roumain, français, italien, espagnol, anglais ou russe !
Il est venu souvent au Forum au cours des années et à chaque fois que je le positionnais à 14:30 pour une intervention publique, le programme "dames" prévu pour l'après-midi faisait faillite ! Toutes les femmes tenaient à venir le voir et l'entendre ! La coqueluche.
Il a malheureusement disparu de la scène politique roumaine et ce, depuis plusieurs années et on peut le regretter. Mais encore faut-il dire qu'en politique on n'est jamais "fini" et que tout demeure possible tant qu'on est jeune (ce qui est le cas puisque nous sommes nés pratiquement le même jour)
Juin 1990 donc - le fringuant, séduisant et rayonnant Premier Ministre de la Roumanie tout frais émoulu, investi dans ses fonctions depuis une semaine (il avait fallu faire des élections pour nommer un Gouvernement) débarque à Crans Montana. C'est le soleil d'Austerlitz ! L'événement majeur et cela le restera durant les quatre jours.
Alors que nous déjeunons comme je le disais au centre même de la carte postale, Jean François-Poncet, ancien Ministre des Affaires Etrangères Sénateur et Président de la Commission des Affaires Economiques du Sénat français est assis entre Petre Roman et moi. Comme à son habitude il arbore des bretelles éclatantes qu'il aime à faire claquer régulièrement sur son auguste poitrail pour ponctuer les propos qu’il veut souligner. Il se livre vis à vis du jeune Premier Ministre à une leçon de choses impressionnante. Il est vrai que c'est un grand seigneur de la politique, plein d'expérience.
Une jeune femme, tout nouvellement journaliste, à qui j'avais fait la faveur de l'asseoir aux côtés de Petre Roman dans sa voiture entre Genève et le Valais pour réaliser sa première grande interview politique, s'approche de la table et nous fait part d'une idée fort brillante. Et si on profitait de la présence du premier Premier Ministre de la Roumanie en Suisse pour établir un contact avec le Roi Michel de Roumanie qui se morfond depuis des années à Versoix à la suite de son abdication et de son départ forcé de Roumanie. Ce serait un acte positif pour la réconciliation nationale !
C'est à cette table que tout s'est passé...
- Pourquoi pas ? commente, très ouvert, le Premier Ministre roumain encouragé du regard par François-Poncet.
Claude Haegi, Président du Gouvernement de Genève, qui est aussi à ma table s'enhardit et se dit prêt à apporter le soutien des autorités genevoises ce qu'appuie immédiatement un autre Ministre de Genève également présent, Jean-Philippe Maître. Les Genevois proposent la mise à disposition d’un hélicoptère afin de transporter le Roi à Crans s'il désire faire le voyage cet après-midi là. Il ne me reste plus qu'à établir le contact !
J'appelle la maison du Roi au téléphone. je l'obtiens directement car c'est lui qui décroche. Il me parle avec difficulté sur fond de commentaires sonores en roumain qui couvrent sa voix. C’est bien sûr, je l'ai compris, son épouse, juste à ses côtés, qui n'entend pas jouer les seconds rôles, commente la situation , pose des questions, dit au Roi ce qu'il doit dire. Finalement, n'en pouvant visiblement plus, la Reine s’empare du téléphone :
- Qui êtes-vous pour demander ainsi le Roi ?
Le ton est sublimement autoritaire. En un instant, je fais ma contre-révolution. 1989 est balayé. Je me retrouve, moi humble roturier, au bord d'un fossé, toisé et tancé par toute la monarchie que je sens brutalement liguée contre moi...
Je décline mon nom, ma qualité et ajoute que le Premier Ministre de la Roumanie est à mes côtés. Nous sommes à quelques minutes de Versoix. Il souhaiterait rencontrer le Roi et profiter de son voyage en Suisse pour poser un acte d'ouverture et d'amitié à son égard.
- Où proposez-vous que cette rencontre ait lieu ? » questionne de manière toujours autoritaire la Reine.
Petre Roman qui est à mes côtés et entend cette voix stridente, me fait signe qu'il est prêt à se rendre à Versoix. Si cela est nécessaire.
- Hors de question !
tranche en off Jean-François Poncet, en faisant violemment claquer ses bretelles.
- Vous êtes le Premier Ministre de la Roumanie démocratique. Vous incarnez la légitimité nationale. Vous ne pouvez vous déplacer à son domicile. Souvenez vous que le Roi a abdiqué. Si vous y tenez, rencontrez-le en terrain neutre à mi-chemin. Mais certainement pas chez lui.
Je confirme à mon interlocutrice et en des termes plus choisis ces informations. La reine est nerveuse. Elle n'écoute plus. Elle parle en roumain autour d'elle alors que le Roi semble sorti de l'échange. Elle tient alors des propos qui vont me dérouter.
- Monsieur, j'ai réfléchi pendant que vous consultiez. Notre décision est prise: la rencontre aura lieu chez nous, nulle part ailleurs, et le Premier Ministre, après avoir franchi la grille du jardin mais avant d'entrer dans la maison, signera une déclaration que nous aurons préparée à son intention. Alors il sera reçu par Sa Majesté. Au fait, Monsieur, lorsque Monsieur Roman parle de mon mari, dit-il "Sa Majesté" ou "le Roi" ? »
Je comprends alors et avec tristesse que tout espoir est vain.
Que de temps sera ainsi perdu avant que le Président Iliescu, dans un geste généreux, ne reçoive finalement la famille royale de retour dans son pays pour lui restituer nationalité et propriétés.
Ils auraient pu y revenir dix ans plus tôt grâce à Crans Montana !
" Vous savez bien que je ne suis pas Homme à recevoir des Prix... J'ai refusé tous les honneurs sauf un auquel je suis très attaché : la Légion d'Honneur ! Mais dans la profondeur et le secret de notre vieille amitié j'accepterai, exceptionnellement et pour la seule fois de ma vie que vous me remettiez votre Prix, le PRIX DE LA FONDATION. Je sais tout ce qu'il représente pour vous, pour l'action extraordinaire qui a été celle du Forum de Crans Montana mais surtout pour les nombreuses personnalités mondiales qui l'ont reçu depuis si longtemps. Aussi, si ce que l'on dit sur moi est vrai - ce dont je doute ! - mon nom ajouté à cette liste sera un moyen de soutenir votre belle action mais aussi de donner pour toujours une légère empreinte venant de moi à tout ce que les Récipiendaires ont fait, font ou feront..."
Abbé Pierre
mai 2005
L'Abbé Pierre, PRIX DE LA FONDATION 2004
Madame I. Bokova, Directrice Générale de l'UNESCO, PRIX DE LA FONDATION 2010
Des PRIX DE LA FONDATION qui sont aussi et surtout des symboles !...
Juillet 1966 - C'est à vingt ans, alors que je suis étudiant que je me trouve lancé sur une trajectoire inimaginable, provincial peu instruit de la chose politique, surtout internationale... Je vais rencontrer un monstre sacré, non seulement du moment mais de l'Histoire du monde !
Je suis l'invité personnel, en Egypte, pour le temps que je veux - je limiterai mon voyage à deux semaines - de Gamal Abdel Nasser, deuxième président de l'Égypte post Farouk. Je vais rencontrer celui qui est à l'origine de l'idéologie que l'on appellera "nassérienne", l'un des plus grands meneurs d'hommes et de peuples du monde arabe.
Invité par le Président Nasser à visiter l'Egypte en juillet 1966, je décide de m’y rendre en bateau afin de faire durer le plaisir. On m'a en effet laissé le choix du moyen de transport. C'est ainsi que je reçois par l'ambassade à Paris, un billet de Première Classe sur un paquebot de la compagnie « Hellenic Mediterranean Lines », partant de Marseille à destination d'Alexandrie, via Gênes, Naples et Le Pirée. J’en profite pour faire le périple avec deux camarades de faculté. Pour ce faire, je change mon billet de « première classe » contre trois passages en « classe pont » afin de financer le voyage de mes amis qui sont dans la même situation financière que moi.
Voyager en « classe pont » c'est disposer, pour tout confort, d'une chaise longue sur le pont réservé aux étudiants et passagers peu argentés. Elle devra servir de siège pendant la journée et de couchette la nuit. La chaise longue est disposée près des canots de sauvetage. Il faut être prudent quand la mer bouge car on peut glisser sous le canot et tomber dans l'eau. Il faut s’approprier cette chaise longue de haute volée à l’embarquement car il y en a très peu et savoir la garder tout au long des escales même s'il faut descendre à terre acheter quelques tomates pour se nourrir. Nous vivons toutefois ce voyage comme un rêve, même si de vraies douches nous manquent. Nous imaginons alors, la nuit tombée, de troquer nos maillots de bain contre le costume que nous gardons précieusement dans une valise afin de passer discrètement en Première Classe. Après nous y être faufilés, nous nous dirigeons vers une salle de bain commune que nous avons localisée dans le couloir des Premières et y prenons une douche paradisiaque après une journée de soleil et d'air salé. Ensuite, de nouveau revêtus de nos costumes nous gagnons le bar des premières pour y savourer un Martini avant de regagner notre pont, nous changer à nouveau et nous glisser dans nos sacs de couchage.
C'est au bar des Premières que je fais alors la connaissance du Consul Général de France à Beyrouth, un certain Santi. Sa conversation - il a trouvé en nous la petite cour qui semble lui être nécessaire - légitime notre présence en cet endroit exclusif et réservé. Nous passons ainsi des heures à écouter ses péroraisons ... en buvant sur son compte. Il refait le monde à lui tout seul. Car l’arrogant personnage a entrepris de nous impressionner. Il se prend pour l’un des grands décideurs de la planète alors qu'en réalité il passe sa vie à tamponner des passeports. Nous entrons dans son jeu car sans lui on finirait par nous repérer dans cette Première classe. Il nous explique devoir faire escale en Egypte pour "rencontrer des personnalités très importantes que le secret diplomatique lui interditde nommer !" Il insiste plusieurs fois sur les honneurs qui lui seront faits lors de son arrivée et les conditions tout à fait exceptionnelles qui seront celles de son accueil officiel. Soir après soir, nous lui donnons l'impression de boire ses paroles : il règle l'addition comme prix de notre attention soutenue, ce qui nous arrange parfaitement car nous sommes partis chacun avec un seul billet de 500 francs...
A l’aube, je suis réveillé très tôt par la chaleur intense du soleil sur le pont qui transforme en fours nos sacs de couchage. Le navire file doucement vers la baie embrumée d'Alexandrie. A l'approche du port, une vedette, à bord de laquelle se tiennent trois officiers en uniformes blancs, vient s'amarrer à l'échelle de coupée du paquebot. En haut de cette échelle, j’aperçois le Consul Général de France, Panama sur la tête, qui s'agite avec sa famille au grand complet et ses malles Vuitton. L'homme espère bien que l’ensemble des passagers goûtera à son arrivée de VIP et appréciera les faveurs qu’il estime lui être dues. Pendant ce temps, mes amis et moi réchauffons, sur notre Butagaz de camping, l’indispensable Nescafé du matin.
C'est alors que retentit soudain dans les mauvais haut-parleurs du pont, au milieu de grésillements intenses, avec un accent grec indescriptible, l'appel : "MonssiéZan-Pol, Monssié Zan-Pol il est demandé au bureau du Kômmissaire !". Je réalise brutalement que ceci me concerne. Je me précipite auprès du Commissaire. Celui-ci me dit de me dépêcher, la vedette militaire tanguant dangereusement en contrebas m'étant visiblement destinée. En cinq minutes, je me retrouve en costume et, ma valise à la main, les adieux faits à mes amis – ils continuent sur Beyrouth où ils m’attendront car ils ne sont pas invités en Egypte -, je passe devant un Consul de France médusé et défait, sa famille au grand complet et ses bagages luxueux parfaitement alignés. Il lui faudra patienter jusqu’au port pour débarquer en faisant la queue comme les autres. Rien de grave. Hormis peut-être pour son arrogante fierté.
Je vais vivre, durant deux semaines, un voyage étonnant et inhabituel pour un étudiant démuni. Escorté par le Recteur de l'Université d'Alexandrie, je visite le Caire, remonte en train la vallée du Nil jusqu'à Aswan puis en hydroglisseur jusqu'à Abu Simbel. Je me rends à Gaza qui, en 1966, est encore égyptienne... un extraordinaire voyage !
Je dormirai deux nuits dans le palais de Nasser à Héliopolis qui m’y invite.
Le Président Gamal Abdel Nasser - un moment de détente dans son jardin de Héliopolis
Il se montre très paternel et comme attendri. Prenant son petit-déjeuner à l'aube, j'y assiste un matin. Dès son café, l’homme fume cigarette sur cigarette jusqu'à la nuit. Son aide de camp, qui ne le quitte pas d'une semelle, a les poches remplies de paquets de LM sur lesquelles figure une sorte de bouquet de fleurs. Le soir, il parle avec quelques invités dans son salon, le Maréchal Amer, son plus vieil ami est là.
23 juillet 1966 - J’accompagne, sur sa proposition, le Président Nasser au Cairo Stadium pour l'Anniversaire de la Révolution, devenu Fête nationale. Nous filons dans un convoi impressionnant vers le stade comble, une immense enceinte où se tiennent déjà des dizaines de milliers de jeunes et d'invités dans les tribunes. La pelouse est la scène où se produiront des heures durant gymnastes, danseurs, soldats et enfants tandis que sur les gradins faisant face à la tribune officielle, des centaines de jeunes manipulant des panneaux multicolores donneront forme à des tableaux, des messages, des drapeaux. C'est impressionnant et terriblement totalitaire. Nasser est heureux et deux ou trois fois tapotera le sommet de ma main. Il rayonne de ce sourire remarquable, unique et envoûtant qui marquera tous ceux qui l’ont approché.
A Alexandrie, je visite le Palais de Mountaza, dernière résidence du Roi Farouk avant son départ en exil lors de la Révolution. Tout a été gardé en l'état. Le lit défait, le tube de dentifrice dans la salle de bain, les costumes dans les penderies. Je loge dans la résidence attenante au bâtiment principal du Palais. C'est là que je fais la rencontre de Yasser Arafat, alors en Egypte pour se reposer. Le début d'une longue amitié, sporadique les premières années, mais indéfectible. Je n'imagine pas alors tout ce que représentera cet homme dans les années à venir.
Dix jours plus tard, de retour de haute Egypte, le protocole s’apprête à me reconduire à Port-Saïd d’où j’embarquerai pour Limassol et Beyrouth où m'attendent mes deux amis. Le Président Nasser me reçoit pour me saluer avant mon départ. Soudainement, alors que nous parlons de tout ce que j'ai vu, il s’empourpre, se tourne vers le Ministre de la Culture et s'adresse à lui en Arabe. L'échange est bref et vif. Les yeux de Nasser roulent un instant et le Ministre désemparé se tourne vers moi : "Nous avons omis de vous présenter le son et lumière des Pyramides. Cet oubli sera réparé dès ce soir !" Je prends congé de mon hôte à regret car ce que le jeune étudiant savoyard, encore totalement ignorant de la politique a senti de lui était chaleureux et agréable. Je ne le reverrai jamais.
Me voilà donc transporté aux Pyramides pour assister à un spectacle magnifique et inoubliable. Chaque nuit, il est présenté dans une langue différente. Ce soir-là il est prévu qu’il se tienne en Anglais. Mais sur ordre de la Présidence, le spectacle sera donné en Français. Spécialement pour moi… cela devient hallucinant et parfaitement gênant. D’autant que je vois des centaines de touristes anglophones furieux faire la queue pour être remboursés. Débarquant à Alexandrie, ils découvrent en effet les pyramides puis le son et lumières à l'occasion de leur seule nuit au Caire, avant de repartir pour Port-Saïd pour reprendre leur bateau ! On comprend aisément leur colère et leur déception. Je m’en sens à la fois coupable et impressionné. Finalement, je serai seul - avec deux gardes du corps - pour assister à ce spectacle incomparable. Sa beauté et son intensité me rendent encore plus isolé au milieu de ce millier de chaises désertées...
J'ai ainsi connu le Colonel Nasser, fils de petit fonctionnaire égyptien, qui avait 48 ans lorsqu'il m'accueillit au Caire. A l'âge de 16 ans déjà, il me le confiera un soir où pétrifié devant l'instant, je l'écoutais me parler dans son salon, il avait fait de la prison après des combats de rues avec la police. Il obtint son diplôme de l'Académie militaire et participa à la guerre de 1948. Il y sera blessé. Nommé colonel - cela restera son titre pour l'Histoire - il devient le chef du Mouvement des Officiers libres qui rassemblait de jeunes militaires brillants, diplômés et décidés à renverser le roi Farouk.
C'est le 23 juillet 1952 que Nasser fait son coup d'État militaire. Il proclame la république quelques mois plus tard. Le pays sera alors gouverné par un groupe d'officiers sous ses ordres. Mais dès 1954, les choses se gâtent entre lui et le général Naguib. Il le fait arrêter et prend la direction des événements. Environ deux ans plus tard il organise les premières élections présidentielles, se trouve être le seul candidat, et devient tout naturellement le Chef de l'Etat.
C'est dès lors un tourbillon de réformes accélérées, souvent violentes et injustes, que va connaître le pays à commencer par la centralisation de l'état, l'accroissement des pouvoirs du chef de l'état, la nationalisation rapide de l'industrie, une réforme agraire assez brutale, le lancement de grands travaux, comme, réalisation qui marquera l'histoire du monde, l'immense barrage d'Assouan.
Au cours des moments que je passerai avec lui, Nasser me parlera beaucoup de ce barrage d'Assouan dont la construction commença en 1960 pour n'être véritablement terminée qu'en 1971. C'est en effet Sadate et Khrouchtchev qui présidèrent à l'inauguration définitive , quelques mois seulement après la mort du Colonel.
En 1966, date de mon séjour en Egypte, la construction était fort avancée et de l'eau jaillissait déjà en contrebas de cette construction pharaonique du XXème siècle. Dans les rues d'Assouan je pus voir, à mon arrivée à la gare et dans toutes les rues, des milliers d'affiches, ornées de deux portraits, célébrant l'amitié entre Nasser et Khrouchtchev qui seule avait permis la réalisation du projet.
En effet, comme me l'expliquera le Président Nasser, l'économie agricole de l'Égypte dépendait entièrement des crues du Nil qui déposaient sur les berges du Nil les nutriments nécessaires à l'enrichissement des surfaces agricoles. Certaines années, le pays faisait face à de très fortes crues, d'autres années des crues trop faibles entrainaient jusqu'à la famine. Le premier barrage d'Assouan construit par les Anglais et inauguré en 1902 montrait, année après année son incapacité à réguler les eaux du fleuve.
L'idée de Nasser fut de construire un plus grand barrage, en amont qui permettrait d'atteindre trois buts : faciliter la navigation régulière sur le Nil, assurer la production électrique et mobiliser les ressources en eau nécessaires à l'irrigation des terres. Grâce à l'énergie produite, on pourrait aussi alimenter des usines produisant les engrais qui compenseraient les pertes résultant de la disparition des crues.
Le projet de cet immense barrage, à une dizaine de kilomètres en amont d'Assouan fut lancé dès 1954. Le soir, dans la belle chambre des invités qui m'avait été attribuée, comme un étudiant attentif et studieux, je notais tout ce qu'il venait de me dire. Les rares instant où nous nous trouvâmes en tête à tête, il me parla beaucoup et longuement tout en se parlant à lui-même : "Les Américains et les Anglais n'ont rien compris et ne comprendront jamais rien à ce qui se passe dans le monde arabe et à ce que sont les Arabes. Ils nous traitent comme des singes. Ils s'imaginent qu'il peuvent nous imposer leurs vues, nous dicter notre politique étrangère alors qu'eux-mêmes n'ont jamais été capables d'en élaborer une qui soit cohérente. Ils n'ont à la bouche que le mot sécurité et la planète doit se plier à cette conception colonialiste qu'ils se font du monde. Moi, au départ, je n'avais rien contre le fait de les associer au barrage bien que je me sois toujours battu contre l'emprise étrangère sur le monde arabe. En fait je ne pouvais rien faire sans leur argent. Ils auraient pu nous aider. Ils auraient pu restaurer dans la région une influence qui battait de l'aile. Mais moi je voulais reconnaître la Chine, cela faisait partie de ma vision du monde - d'ailleurs prémonitoire ! - et lorsque je l'annonçais en 1956, je me suis retrouvé tout seul avec mon barrage... Et puis le contexte était mauvais, les raids menés par les palestiniens sur le territoire israélien s'intensifiaient... J'ai un instant perdu quelque peu la main et j'ai dû réagir pour réaffirmer la souveraineté de l'Egypte. J'aurais aimé que tu sois là, à Alexandrie, le soir où j'ai annoncé la nationalisation du canal de Suez ! - il se lève de son fauteuil - Que croyaient-ils ? Qu'ils allaient ainsi encaisser pendant des siècles la fortune que représentent les droits de passage alors que nous serions là à les applaudir ? La décision de nationaliser restera pour toujours la marque de Nasser ! C'est d'ailleurs là que j'ai trouvé les fonds nécessaires pour Assouan puis les Soviétiques ont sauté sur l'occasion et ils ont complété ce qui manquait. Par contre, lorsqu'ils m'ont envoyé près de 500 ingénieurs et techniciens, on n'a pas pensé ici que ces gens là qui étaient des Experts en barrages n'avaient jamais eu à tenir compte de l'évaporation ! Car chez eux il fait froid. Notre barrage ne sera jamais vraiment plein car à un certain niveau, l'évaporation devient un phénomène prédominant sur l'alimentation en eau. En fait je ne pense pas que, même avertis, ils aient pu y faire quelque chose..."
17 juillet 1966, le Ministre de la Culture de la RAU me fait visiter des fouilles récentes à Alexandrie.
Il est important de rappeler qu'au lendemain de la nationalisation du canal, aussi visionnaire qu'avait pu l'être en son temps son prédécesseur Chamberlain, Anthony Eden, Premier ministre britannique n'hésita pas à comparer Nasser à Mussolini et à Hitler ! Il se démena pour qu'une expédition militaire soit lancée contre le «Mussolini du Nil ». Une piteuse intervention militaire franco-anglaise fut décidée dès août 1956. On profita d'un contexte international favorable : les Etats-Unis étaient en pleine campagne électorale présidentielle, l'URSS en mauvaise passe avec la Hongrie. Un accord secret fut même passé avec Israël à Sèvres pour mettre au point le scénario.
C'est Israël qui déclencha le conflit le 29 octobre et dès le lendemain, le 30 octobre, les commandos franco-anglais passaient à l'action. Mais l'Union Soviétique réagit avec force alors que les États-Unis se tenaient à distance. Les troupes d'invasion se retirèrent sans gloire : " Les Français, excités par les Anglais avaient plongé droit dans le piège ! Pour eux j'étais l'ennemi. Le FLN était présent au Caire, je les aidais un peu sur le plan financier et puis Guy Mollet ne pensait qu'à soutenir Israël. Il s'est pris un moment pour Napoléon sans avoir bien lu l'Histoire. Encore un qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Ils se sont ligués contre moi et m'ont déclaré la guerre. Mais le vainqueur c'est moi et c'est, j'en suis très fier, les Nations Unies qui m'ont consacré vainqueur en ordonnant à la France, la Grande-Bretagne et Israël d'évacuer mon territoire. Ce fut aussi le succès du panarabisme car de ce jour les Arabes, notamment la rue, me considèrent comme le leader légitime de leurs aspirations".
Qu'il est triste que nos démocraties, depuis maintenant bien longtemps aient tant de mal à se doter de grands leaders qui auraient une vue réaliste et à long terme de la situation du monde.
Nasser, isolé peu à peu par le monde, voyait loin et souvent juste, à très long terme. Ses analyses se sont révélées pertinentes au fur et à mesure que l'Histoire tournait ses pages même si son régime comporte des zones d'ombre et de douleurs inacceptables.
Nasser est le symbole de l'incapacité des occidentaux à concevoir et mettre en oeuvre une politique adaptée au Moyen-Orient. Les événements d'Egypte sont prémonitoires de tout ce qui nous arrive encore aujourd'hui.
En effet, pas un seul instant les Etats occidentaux ne le prirent en considération respecteuse. Nasser perdit leurs faveurs et, conséquence inéluctable de cette stratégie imbécile, se jeta de plus en plus dans les bras soviétiques. Au moment où ces lignes sont écrites on a pu constater la même situation au Soudan avec la Chine. Ce pays a été précipité dans les bras de la Chine par les sanctions décrétées contre ce pays comme l'Egypte, à cette époque, a été poussée dans les bras de Moscou par le rejet de l'Occident.
Nasser, toute sa vie, a prôné un panarabisme neutre donc non aligné. 1956 et la capitulation des anciennes puissances coloniales ont fait de lui le chantre du nationalisme arabe, et des partis "nasséristes" virent le jour un peu partout qui vantaient l'unité du monde arabe. Nasser était incontestablement le chef de file, la référence, le "héros" de cette grande cause à travers laquelle on espérait retrouver dignité et influence.
Là encore, les réactions inappropriées de l'Occident sont à l'origine dès ce moment - nous n'en sommes pas encore sortis - d'une confrontation entre le monde arabe et l'Occident. Le nationalisme est devenu économique pour les Arabes comme il le deviendra au XXIème siècle pour l'Afrique noire. Les ressources naturelles appartiennent à ceux chez lesquels elles se trouvent. Elles doivent servir les intérêts des pays arabes et non ceux des multinationales de l'Occident, acteurs d'une nouvelle forme d'impérialisme.
Un point semblait l'obséder, l'échec de la fusion Egypte-Syrie : "Les Arabes n'étaient pas prêts et l'Egypte encore moins. Je n'aurais pas dû céder à cette pression, pourtant séduisante qui aboutit en 1958 à la fusion de l'Egypte avec la Syrie. Au début je n'y croyais pas vraiment mais certains ont su me convaincre. Les Syriens m'ont pris par les sentiments en me disant que j'étais le seul à pouvoir les sauver. J'ai alors pensé un moment que je pourrais réaliser mon rêve de fédérer le monde arabe tout en luttant contre le communisme mais je n'en avais pas les moyens. La faiblesse de notre Economie face aux exigences d'un tel projet, mon désir de créer un État fortement centralisé qui me paraissait le seul moyen de répondre à tous les défis, notamment la bureaucratie et la corruption, de dépolitiser l'armée syrienne, d'instaurer un régime de parti unique comme en Égypte, tout cela ne fonctionna pas et nous coûta fort cher ! Et je dus me résoudre à constater que je n'avais pas les moyens de faire naître un nouvel espoir de changement et de modernisation. La République Arabe Unie ne durera que trois petites années même si, par superstition, j'ai décidé d'en conserver le nom pour mon pays".
Nasser mourra d'une crise cardiaque en septembre 1970. Son successeur, Anouar el-Sadate lira un discours "Nasser était un leader dont la mémoire demeurera immortelle au cœur de la nation arabe et de toute l'humanité"